Élève Blanquer, au piquet!

Depuis quelques jours, notre Ministre de l’Éducation nationale se répand en déclarations de plus en plus péremptoires allant toutes dans le même sens : les promoteurs de l »islamo-gauchisme », ayant infiltré entre autres milieux, l’Université, l’UNEF, le parti France Insoumise, et le journal Médiapart, seraient, pour résumer les choses, les responsables, moraux, idéologiques, de l’acte terroriste commis sur la personne de Samuel Paty. Les propos du Ministre sont tellement outranciers qu’il a réussi l’exploit de faire réagir la Conférence des Présidents d’Université (CPU), et qu’il a dû préciser ne pas viser toute l’Université, mais seulement quelques mauvais éléments infiltrés en sein, en particulier dans les sciences sociales.

Ainsi le Journal du Dimanche de ce jour bien gris d’octobre 2020, il s’en prend désormais plus explicitement à « une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles, qui veulent essentialiser les identités et les communautés, aux antipodes de notre modèle républicain, qui, lui, postule l’égalité des êtres humains indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe ou de religion. C’est le terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes ». En somme, Judith Butler et Oussama Ben Laden, même combat?

De fait, le contresens de notre Ministre sur l’évolution des sciences sociales, visiblement fort informé, est total. En effet, s’il y a quelque chose qui fait partie des évolutions des sciences sociales contemporaines, aux États-Unis et ailleurs, c’est bien au contraire le refus de toute essentialisation des identités et des communautés. Il n’y a en effet rien de plus banal, depuis au moins les années 1960, dans nos disciplines que de publier des travaux qui vont montrer comment telle ou telle identité ou telle ou telle communauté se trouve justement « construite » par des acteurs au cours de processus historiques et sociaux, parfois fort compliqués à décrire. Pour s’en convaincre, je suggère une lecture pédagogique au Ministre : l’Encyclopédie critique du genre. Corps, sexualité, rapports sociaux (dir. Juliette Rennes, Paris : La Découverte, 2016). Si cette somme lui est trop difficile d’approche, je lui suggère l’analyse des mêmes recherches vues par le Vatican lui-même publiée en 2019. Je m’excuse d’avance auprès du Ministre d’enfreindre ainsi la « laïcité » en osant me référer à un texte publié par cet officine religieuse, étrangère de surcroît, mais ce texte rappelle fort bien que, s’il y a quelque chose que ces recherches promeuvent, c’est bien justement la fluidité ou la plasticité des identités de genre et de sexe contre le fixisme défendu par la doctrine catholique. J’ajouterai que, loin d’être aux antipodes de notre « modèle républicain », toutes les études qui insistent sur la caractère construit des identités et des communautés, le font pour permettre à l’individu de se réaliser pleinement comme personne « seule maître d’elle-même et de son destin » – ce qui constitue peut-être d’un autre point de vue une illusion fort partagée de notre temps.

C’est plus généralement le cas quand, en sciences sociales, on décrit une inégalité, c’est bien pour la dépasser. Le gouvernement auquel vous appartenez ne dit pas autre chose d’ailleurs, puisqu’il promeut par exemple toujours à ma connaissance une plus grande égalité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines, en s’appuyant sur des travaux de sciences sociales qui ont montré, comme on dit, « le chemin restant à parcourir ». De même, tous les fonds publics qui ont été investis depuis 2015 dans la recherche en sciences sociales pour comprendre la radicalisation islamiste l’ont été afin de lutter contre cette dernière en s’intéressant le plus finement possible à des mécanismes sociaux, et non pour s’en tenir à l’équation de bistrot essentialisante (« musulman= terroriste »).

En réalité, dans l’histoire intellectuelle occidentale, il faut remonter très loin en arrière pour trouver des auteurs qui essentialisent vraiment quelque chose dans le monde social et qui trouvent que cela est fort bien ainsi. Pour ce faire, il faut revenir à un stade pré-scientifique antérieur à l’invention au XIXème siècle des sciences historiques et sociales, dont nous sommes tous les héritiers. Un bon exemple de cette essentialisation voulue et recherchée pourrait être constitué par les poèmes épiques attribués à des auteurs du Moyen-Age qui sont inventés (prétendûment trouvés dans les archives, mais en réalité écrits par leurs inventeurs) à la fin du XVIIIème siècle ou au début du XIXème à fin de créer une identité immuable d’une communauté nationale. (Comme le montrent les travaux de synthèse d’Anne-Marie Thiesse). De fait, c’est encore aujourd’hui un poncif des droites extrêmes nationalistes, en Europe et ailleurs, de poser qu’il existe une identité et une essence de la communauté humaine qu’ils entendent défendre. La ressemblance sur ce point avec la vision des fondamentalistes islamistes sur une essence de l’Islam dont seuls eux auraient connaissance doit d’ailleurs être remarquée.

Je me permets enfin de faire remarquer à notre Ministre que les « valeurs de la République » qu’il entend inculquer à tous les élèves de France et de Navarre ne peuvent pas toujours se prévaloir d’une si grande profondeur historique que celle qu’il sous-entend dans ses propos. Malheureusement, les pouvoirs politiques qui se sont succédé depuis 1789 à la tête de la France n’ont pas été toujours très respectueux des personnes soumises à leur autorité: leur origine, leur sexe ou leur religion leur a valu des traitements quelque peu différents. Faut-il vous rappeler que les Françaises n’eurent le droit de vote qu’en 1944 et que le camp « républicain » d’alors y fut pour quelque chose? que l’histoire des départements français d’Algérie n’est pas vraiment un exemple en matière d’égalité des citoyens en fonction de la religion? que le traitement d’une bonne part des travailleurs polonais dans les années 1930 ou des réfugiés espagnols dans les années 1940 ne nous fait pas honneur? Il serait facile de multiplier les exemples. Cela ne veut pas dire qu’actuellement, ces valeurs de la République, telles qu’inscrites dans les lois, n’existent pas et n’auraient aucune valeur qui les rendraient indignes d’être défendues, mais la rigueur historique oblige à en mesurer toute leur minceur et fragilité au regard du passé.

Ainsi, si je me donne la peine d’écrire ces quelques lignes, c’est surtout parce que, dans les amalgames, ni faits, ni à faire, d’un Ministre préemptant sans plus aucune retenue les thèmes de l’extrême-droite pour mettre dans le même sac toute personne ayant une vision un tant soit peu instruite par les sciences sociales de la réalité sociale du pays (« un idiot utile » selon notre Ministre), j’ai bien peu que ce soient ces valeurs républicaines – au sens d’acquis des luttes de longue durée pour la liberté et l’égalité – qui finissent par disparaître. Puissé-je me tromper.

13 réponses à “Élève Blanquer, au piquet!

  1. Merci beaucoup pour cet article, clairement argumenté. C’est précieux.

  2. Bourdin Jean-Claude

    Les propos de Blanquer, qui n’est d’ailleurs pas ministre des universités (à ce propos LA ministre, car il y en a une, est-elle montée au créneau pour défendre la recherche en sciences sociales contre les affirmations terroristes de son collègue?) ne méritent pas une si belle réponse. Comme disait à peu près Voltaire, il faut appeler un chat un chat et Blanquer un fripon. Ministre de la frime, sans doute bon à la tête d’une école de commerce, il est là pour jouer sa partition dans le clan macroniste: peu à peu faire taire les voix discordantes dans l’éducation nationale en s’appuyant sur des recteurs aux ordres, insidieusement obtenir un consensus par le silence et l’auto-censure en faveur de la politique de son patron. A Darmanin les coups de gueule et les gros bras, à Blanquer le vernis intellectuel et scientifique. D’ailleurs où en est la fameuse commission de scientifiques mise en place à grands sons de trompette au début? On allait voir ce qu’on allait voir, avec les études en neurologie.
    Bref il me semble qu’avec Blanquer il ne faut pas discuter intelligemment de sujets théoriques, pas plus qu’avec Darmanin il ne faut discuter de la « nouvelle doctrine de maintien de l’ordre ». C’est comme si on se mettait à avoir une discussion théologique avec un tueur de Daesh. Non, il faut les attaquer politiquement, juger leurs actes, exiger qu’ils rendent ds comptes de ce qu’ils font. Les indignes sorties de Blanquer contre les universitaires islamo-gauchistes doivent être prises comme des écrans de fumée, de la diversion. Mais prenons-le au mot et exigeons de lui qu’il traîne en justice ces profs irresponsables, ou plutôt responsables « intellectuels » d’armer les terroristes. On risque de s’amuser un moment.

    • @ Bourdin Jean-Claude : oui, c’est sûr qu’une réaction politique est nécessaire. Mon propos est effectivement seulement une mise au point pour l’histoire.
      Il serait intéressant de voir quels noms d’universitaires seraient donnés par le Ministre pour justifier de son propos.

  3. La réalité factuelle de l’islamo gauchisme fondé sur une présence physique au même endroit pour les mêmes motifs déclarés (une manifestation) avec le CCIF désigné comme infréquentable et dit Darmanin impliquée dans l’attentat (il semble en fait que pas du tout). Cela sous entendrait un accord idéologique ce genre de raisonnement bien peu rationnel risque de se retourner quelques peu. de façon bien plus fondée contre LREM et le RN le premier ayant présenté comme candidat le président d’une association dont le vice président est lié à l’attentat, le deuxième ayant manifesté avec L’association cheikh Yacine elle aussi cité dans l’attentat. On croit réver. La tartufferie de LREM, Blanquer et Darmanin est totale
    https://www.lavoixdunord.fr/art/region/debat-a-tourcoing-l-islamophobie-est-un-racisme-ia26b58810n1649796
    https://www.marianne.net/societe/mensonges-et-propagande-enquete-sur-brahim-c-parent-deleve-contacte-par-le-tueur-de-samuel-paty
    https://www.lexpress.fr/actualite/societe/cinq-questions-sur-le-collectif-cheikh-yassine-dissous-par-emmanuel-macron_2136879.html

  4. Cette analyse est juste sur le plan théorique mais discutable sur le plan politique. Evidemment, les sciences sociales déconstruisent les concepts et sont révulsées, en général, par la notion d’identité lorsque celle-ci est considérée comme une « essence » (ce qui veut d’ailleurs tout dire et rien dire). En revanche, sur le plan politique, on ne peut nier qu’il existe des passerelles (et même des aqueducs) entre les sciences sociales et les milieux militants, et que leur point de ralliement est précisément de mettre en avant diverses minorités définies par leur identité de sexe, de religion, de race, etc. C’est à cette mobilisation politique des identités que fait référence le ministre. Et pour convaincre qu’il a tort, il ne suffit pas d’indiquer que la littérature savante refuse l’essentialisation des identités : il faut juger aux actes. Même les universitaires peuvent être pétris de contradictions, non ?

    • @vince38: Oui, cela existe. A force d’étudier les injustices subies par un groupe, on a envie de les dénoncer. A moins que cela ne soit l’inverse. Les allées et venues entre le militantisme et le champ scientifique peuvent exister, et elles ont à mon avis toujours existé dans l’histoire des sciences sociales (et des disciplines proches, comme la linguistique).

      Mais ce n’est pas le cas de 100% des chercheurs. Et il existe aussi le cas inverse : des gens qui étudient un groupe afin in fine de lui faire un mauvais sort. La plupart des spécialistes de la radicalisation islamiste travaillent pour qu’à la fin (si on agit rationnellement à partir de leurs travaux) il n’y a plus du tout de radicalisme islamiste. Je viens de voir passer un long fil sur Twitter d’un psychosociologue exemplifiant parfaitement cette attitude. (PS, Ne me réponds pas que les psychosociologues ne font de la sociologie.)

      Je maintiens cependant que, pour la clarté du débat public, on ne peut pas accuser comme Blanquer quelqu’un de tout et de son contraire.

  5. N’y a-t-il pas un mouvement contradictoire dans la société comme dans les sciences sociales entre une approche hyper-constructiviste concernant l’identité de genre, qui conclut que chacun doit pouvoir sortir des déterminations et choisir son genre (approche contestée par le Vatican effectivement) et à l’inverse une approche essentialisante sur l’identité ethnique où tout est ramené à une origine héritée et indépassable ?

    • @ Champagne : oui, mais, du côté des sciences sociales, la majorité des pratiquants académiques est constructiviste ou hyper-constructiviste. Les défenseurs de la fixité se trouvent plutôt dans le domaine de la génétique ou de la biologie, même si, de leur côté, le concept d’épigénétique jette un trouble certain dans cette fixité (puisqu’un gène donné ne s’exprime pas de la même façon selon le contexte).

      La défense de l’approche « essentialisante » se trouve dans les religions, ou bien dans des versions « pour les pauvres d’esprit » des romans nationaux du XIXème siècle. « De tout temps, les Français…  » Entre Maurice Barrès et Marine Le Pen, il y a comme une descente intellectuelle tout de même. Cette version gagne d’autant plus de succès public que la version « constructiviste » ou « historique » est plus difficile à comprendre pour le grand public et qu’elle donne l’impression d’un « monde flottant » où plus rien n’est sûr.

  6. Pas convaincu du tout par l’article (pour une fois), non pas par son contenu scientifique mais plutôt par son intention: on sent bien qu’il s’agit avant tout de défendre une institution et certains de ses représentants; d’où le recours à l’argument d’autorité (« vous racontez n’importe quoi parce que vous n’y connaissez rien en sciences sociales »). Tout le monde a très bien compris ce qu’a voulu dire le ministre: il y a une proximité très forte entre certains milieux universitaires et l’islam politique (la caricature de cette proximité étant donnée par l’UNEF), cela au nom d’une vieille tradition marxiste remontant à la lutte anti-coloniale et au au tiers-mondisme. Par infusion, cette proximité a gagné la sphère politique et notamment FI qui initialement était profondément laïque (voir les premières positions de M. Mélenchon sur le Tibet). Cette proximité devient un problème en soi à partir du moment où les valeurs démocratiques sont remises en cause.
    Avec cet article, vous donnez l’impression de vouloir « noyer le poisson », bref de ne pas vouloir aborder le fond du problème.
    Ceci étant, continuez à nous proposer vos articles qui restent toujours stimulants. Merci.

    • @ Casimir : Je ne crois pas avoir voulu noyer le poisson. J’ai d’ailleurs constaté ensuite que même la CPU (Conférence des Présidents d’Université) réagissait comme moi. Le côté très général de l’attaque de Blanquer ne pouvait que provoquer cette réaction « corporatiste » de l’universitaire que je suis. Blanquer pouvait tenir à la limite le même discours sur l’existence de liens entre certains universitaires et ces mouvements qu’il abhorre, mais il aurait dû bien préciser qu’il s’agit d’une infime minorité, ce qui aurait du coup dégonflé son propos. Il y a aussi des royalistes à l’Université, qui ne croient pas aux valeurs de la République! mais combien sont-ils? L’Université de 2020 est plurielle, et guère radicalisée en fait. Bien au contraire.
      Pour le reste, merci de continuer à me lire.

      • Mais en quoi cette proximité serait-elle problématique ? Défendre des opprimés et des discriminés, se mettre à leur coté pour leur donner du poids ne veut pas dire s’aligner sur leurs opinions.

        Evidemment l’intersectionnalité passe par des personnalités à cheval parfois sur deux mondes ( des matrices politiques différentes ) mais ces liants n’implique pas nécessairement une hybridation comme voudrait le faire croire le sobriquet d’islamo gauchiste. En étant un, par exemple, sensible aux injustices et aux discriminations envers les musulmans, envers lequel me semble t-il on voit la vieille xénophobie réactualisée, on ne me fera pas devenir croyant ou conservateur sur le plan moral par exemple…est-ce de notre faute si le débat public a été construit et polarisé sur les questions de libertés religieuses et qu’on doit maintenant se positionner de cette façon pour préserver des libertés démocratiques et lutter contre des injustices ? Criminaliser ce genre d’individu passerelle – outre la réaction instinctive de résistance à voir dans l’espace médiatique des objets de discours devenir sujet – on le sait, c’est le diviser pour mieux régner et empêcher l’emergence d’une coalition de gauche ?

        Et à l’inverse, on pourrait s’interroger sur la mise en avant systématique dans les médias de droite et d’extreme droite ( la une du dernier figaro magazine étant exemplaire ), d’homme ou de femme racisées pour porter les discours les plus réactionnaires, racistes, sexistes et conservateurs.

      • A vous lire, j’ai l’impression que la France est l’Afrique du Sud de l’apartheid… et qu’il faudrait interdire « les discours les plus réactionnaires et conservateurs ». Une belle outrance, assez révélatrice.

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