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Déchéance de l’Union européenne.

Désolé d’abuser de titres similaires, mais l’accord entre l’Union européenne et la Turquie sur la gestion des réfugiés à la frontière entre la Grèce et la Turquie me parait d’une telle hypocrisie et d’une telle absence de vision géopolitique que je n’en ai pas trouvé d’autre à ce post. (Comme le lecteur peut le constater, j’ai du mal à continuer ce blog, tant les temps me paraissent s’assombrir. A quoi bon perdre son temps à analyser le malheur qui vient? Pourquoi ne pas profiter de ces derniers temps un peu heureux qui nous restent?)

L’accord de la fin de la semaine dernière qui consiste à renvoyer tous les réfugiés arrivés illégalement en Grèce de Turquie vers ce pays à partir d’une certaine date constitue en effet un summum de l’hypocrisie. Les dirigeants européens prétendent en effet respecter le droit international de l’asile et son examen individualisé des cas, tout en cherchant à organiser dans les îles grecques concernées un mécanisme massif de renvoi automatique des réfugiés vers la Turquie – ce qui est déjà en soi une idée contradictoire, un oxymoron. Si l’on considère que toute personne arrivée illégalement sur le sol européen n’a pas droit à l’asile, il vaudrait mieux le dire tout de suite, plutôt que de faire semblant de respecter les anciennes règles. Si l’on considère que l’Union européenne ne veut plus accorder l’asile à qui que ce soit, autant supprimer ce droit, cela serait plus simple et plus honnête.

De même, les dirigeants européens pour prix payé à la Turquie de gardien de nos frontières (en dehors de 3, puis 6 milliards d’euros promis) sont prêts à rouvrir les négociations d’adhésion de ce pays sur un « chapitre », un seul il est vrai alors que les Turcs en voulaient cinq, chapitre peu décisif en plus. Cette réouverture parait cependant d’autant plus risible que, s’il existe un motif  à la crise des réfugiés, c’est bien l’angoisse montante dans l’opinion publique européenne à l’égard des musulmans. Tous ces damnés de la terre qui se pressent aux portes de l’Union ont en effet un défaut en dehors même de leur détresse : ils sont musulmans pour la plupart, et c’est pour cela que le refus de leur arrivée est aussi marquée chez certains Européens – dont un chef de gouvernement comme V. Orban ou R. Fico. Quelle bonne idée du coup de rouvrir les négociations d’adhésion avec un pays de 80 millions d’âmes, dont il semble bien aux dernières nouvelles que la plupart d’entre elles soient promises au paradis (ou à l’enfer?) d’Allah. Laisser ouverte la promesse d’adhésion à l’Union européenne à un pays  comme la Turquie est de fait une hypocrisie qui n’honore personne. Cela n’aura jamais lieu – sauf si l’on suspend sine die la démocratie dans la plupart des pays européens.  En effet, avant même cette crise, il était déjà  évident que, dans l’opinion publique de quelques pays clés, comme la France par exemple, l’adhésion de la Turquie ne passait décidément pas. La perspective d’adhésion pouvait certes se concevoir il y a quelques années avec une Turquie encore largement kémaliste  en voie de démocratisation. Elle tient désormais du théâtre de l’absurde avec un personnage tel que le « sultan » Erdogan  au pouvoir.  En effet,  l’actuel Président turc se trouve sans doute à peu près dans la situation de Mussolini en 1925-26 en Italie, c’est-à-dire au moment où la mise au pas de toute l’opposition est en marche. On est avec lui ou contre lui. La démocratie turque se meurt en effet depuis 2013 et la répression des manifestations du Parc Gezi. La concomitance entre les négociations  sur les réfugiés et la répression en Turquie contre la presse et les universitaires dissidents est une manière pour Erdogan d’humilier les dirigeants européens, de se moquer ouvertement des valeurs libérales dont l’Union européenne se prétend(ait) le défenseur universel.  La mesure consistant à lever l’obligation de visas pour les citoyens turcs que le même Erdogan a obtenu pour le mois de juin 2016 doit être d’ailleurs considérée à cette aune de la mise en place d’un pouvoir dictatorial en Turquie. Quelle meilleure façon de se débarrasser de tous ces jeunes et moins jeunes empêcheurs de sultaner en rond que de leur permettre de partir tous vers cette belle Union européenne dont ils partagent les valeurs libérales et occidentales? Une nouvelle version de « la valise ou le cercueil » en somme. (Mais, sur ce point, je crois bien que les dirigeants européens, dont F. Hollande en premier, ont tout de même compris la manœuvre, puisqu’ils ont exigé des complications bureaucratiques qui devraient empêcher ces opposants de partir en masse à la faveur de la libéralisation du régime des visas.) La situation risque en effet d’être fort peu réjouissante sous peu. D’un côté, les Européens vont renvoyer par milliers vers la Turquie, « pays sûr » selon la nouvelle terminologie en vigueur, des Syriens, des Irakiens, des Afghans, etc., et, de l’autre, ils vont commencer à voir affluer des milliers de Turcs « démocrates » et « laïcs », dont nos collègues universitaires, fuyant le régime d’Erdogan – pour ne pas parler de ces autres malheureux que sont les Turcs « kurdes ». A terme, pour échapper à quelques centaines de milliers de réfugiés syriens, irakiens, afghans, etc., supplémentaires, les pays de l’Union européenne risquent bien d’avoir à gérer la demande d’asile de quelques dizaines millions de Turcs devenus étrangers dans leur propre pays.

Ce choix de l’Union européenne de sous-traiter la défense de ses frontières à des régimes dictatoriaux n’est certes pas nouveau.  Après tout, le régime libyen sur sa fin servait bien à cela – et on le regrette d’ailleurs de ce côté-ci de la Méditerranée essentiellement pour ce beau motif. La différence était cependant que personne à ma connaissance n’a alors proposé à ce pays dictatorial  l’adhésion à terme à l’Union européenne.  Par ailleurs, lorsque l’on négociait avec Kadhafi, il était déjà de longue date un dictateur, il n’était pas en train de le devenir, et il n’y avait nulle chance alors de l’en empêcher de le devenir.  La situation turque est tout autre: Erdogan est dans sa poussée finale vers le pouvoir personnel, pourquoi l’aider?

Quoiqu’il en soit, en l’espèce, la déchéance de l’Union européenne tient  aussi au fait que tous les dirigeants européens ont préféré faire un accord avec Erdogan, plutôt que d’affronter leurs opinions publiques sur la question des réfugiés et plutôt que d’arriver à définir une politique européenne de l’asile.

A. Merkel a lancé un processus de révision de la politique européenne d’asile,  elle a certes été incapable de le maîtriser, mais personne n’est venue à son secours, surtout pas la France. Du coup, elle a fini par aller négocier avec Erdogan la solution qui évitait aux Européens d’avoir à trouver entre eux une solution.

Mais une fois arrivé à ce point, aucun dirigeant européen n’a eu le courage de ne pas céder au racket d’Erdogan, aucun n’a apparemment eu l’idée de faire comprendre aux dirigeants turcs que leur pays avait vraiment besoin du marché européen pour ne pas être confronté à un écroulement économique (d’autant plus que des sanctions russes sont en place), qu’il fallait peut-être du coup en tenir compte aussi dans le rapport de force et qu’il était donc  hors de question que l’Union européenne cautionne de facto le tournant dictatorial en cours ou la répression à l’égard des Kurdes. (Cette dernière contredit en plus les nécessités de la lutte contre le djihadisme en Syrie et en Irak en affaiblissant le camp kurde. Le pire de ce  point de vue géopolitique est de surcroît de devoir constater que V. Poutine de son côté semble avoir trouvé les mots pour se faire respecter de la Turquie d’Erdogan, puisqu’elle a renoncé pour l’heure à toute incursion en Syrie.)

Cet écroulement géopolitique  résulte du fait que tous les dirigeants européens semblent obéir  à la considération suivante, qui l’emporte sur toute autre considération : « J’ai peur de la montée de l’extrême droite dans mon pays, l’arrivée de réfugiés fait monter l’extrême droite, donc je dois tout faire pour éviter l’arrivée de réfugiés, y compris faire fi de toute considération morale ou juridique, de toute crédibilité de la parole européenne,  ou de toute visée géopolitique de long terme ».

Cela correspond au fait qu’aucun de ces dirigeants – les Français encore moins que les autres – n’a eu l’idée de donner une version rassurante de l’avenir des réfugiés en Europe. En réalité, tous font comme si l’hégémonie de l’extrême droite sur les esprits était totale et irréversible. Du coup, ils sont  incapables de contre-argumenter, découragés d’avance qu’ils semblent être de convaincre qui ce soit avec un discours raisonnable sur les migrations. Il ne s’agirait pas seulement d’expliquer qu’accueillir des réfugiés est une obligation de droit international, mais aussi par exemple que ces gens qui fuient n’ont que le désir d’une vie tranquille et  que leur accueil ne signifie pas un changement de civilisation en cours.

En même temps, que pouvait-on espérer de tous ces dirigeants européens qui proviennent de traditions politiques démocrates-chrétiennes, socialistes, libérales dont les raisons d’être sont mortes depuis bien longtemps ou qui sont des convertis aux raisons de l’extrême droite, même s’ils n’en portent pas officiellement l’étiquette partisane (comme un Orban ou un Fico)? Tous ne sont au mieux  que de bons stratèges électoraux cherchant à se maintenir au pouvoir dans leur pays, mais aucun ne propose par ailleurs de vision cohérente de l’avenir de l’Union européenne. La crise des réfugiés n’est dans le fond que l’indice plus général d’une perte d’orientation des dirigeants européens – sur laquelle par ailleurs toutes les réformes institutionnelles de l’Union n’ont eu aucun effet, comme on peut le voir avec le rôle tenu par D. Tusk ou de F. Mogherini dans la pantalonnade actuelle.

En tout cas, pour ma part, face à tant d’hypocrisie et d’impéritie, je propose que, désormais, toute célébration du « devoir de mémoire » et autres billevesées du même tonneau sur les valeurs européennes soient interdites. Assumons au moins nos actes.

Houellebecquerie (Soumission, Michel Houellebecq)

C’est la fin de la pause estivale, et je me prends du coup à lire des choses bien inutiles. Une voisine m’a ainsi prêté le dernier Houellebecq en date:  Soumission (Paris : Flammarion, 2015). Je me suis surtout senti obligé de me livrer à cette lecture, parce que la dite voisine y voyait un reflet de la vie universitaire contemporaine, et qu’elle voulait avoir mon avis.

Il se trouve que, de ce point de vue, cet ouvrage ne vaut pas et de très loin un bon vieux David Lodge. Notre bon Houellebecq ne connait pas grand chose à la vie universitaire, et il devrait aller se plaindre auprès de son informatrice, une certaine Agathe Novak-Lechevalier (enseignante à Paris X -Nanterre), citée en remerciements à la fin du roman. Par exemple, lors de ce qu’il présente comme un changement de régime, avec l’élection d’un Président de la République « musulman » en 2022, le remplacement du Président de l’Université où est censé exercer le narrateur s’effectue d’un coup comme un simple fait du Prince. Son informatrice a donc oublié de lui préciser la différence entre un Président d’Université – élu par son conseil d’administration, lui-même issu principalement d’élections par les universitaires concernés – et un Recteur d’académie, nommé en Conseil des ministres. Les horaires de cours réduits des professeurs d’université (par rapport aux maîtres de conférence?) m’ont aussi bien fait rire (jaune) (p. 27) – cela n’existe plus depuis 1981 (c’est « 192 heures équivalent TD » par année universitaire pour tout le monde!, et je ne le sais moi-même que pour avoir discuté avec un ancien qui regrettait ce privilège).  De même, l’Université Paris III Sorbonne est, semble-t-il, dévolue dans la foulée de l’élection présidentielle de 2022 aux Saoudiens comme un vulgaire aéroport grec par gros temps de memorandum of understanding. Je doute fort qu’une telle possibilité puisse exister dans le cadre légal républicain, et, du coup, notre auteur oublie sans doute de préciser que la Constitution a sans doute aussi été changée en un tour de main après l’élection de son fictif Président « musulman ».  Il plane en fait un vent d’irréalisme dans toute cette description de la vie universitaire, qui éloigne fort l’auteur de ses prétentions au naturalisme à la Zola qui effleurent de ci de là avec ses notations sur les « plats micro-ondables » que consomme le narrateur faute visiblement de savoir faire la cuisine. Par ailleurs, le livre entretient complaisamment le mythe du professeur d’université (homme bien sûr) qui couche avec toutes les étudiantes qu’il veut bien désirer dans sa grande mansuétude de mâle dominant. De fait, le livre de Houellebecq pourrait être utilisé par les collectifs anti-harcèlement sexuel actuellement présents dans le monde universitaire comme une illustration du caractère indispensable de leur action. Or j’ai cependant quelques doutes. Je ne dis pas que de telles pratiques n’aient pas existé, et qu’elles n’existent pas actuellement, mais, cela ne parait pas, ni la norme de la vie universitaire contemporaine, ni la principale préoccupation des collègues. (Qui semblent plutôt préoccupés par leur prochain article dans une revue à comité de lecture, par leur nombre de citations sur Google Scholar ou par les activités extra-scolaires de leur progéniture.)  J’avais eu il y a quelques années une conversation avec un collègue partant en retraite, qui notait d’ailleurs la transformation de la vie universitaire sur ce point. Les années d’après 1968 avaient été effectivement un moment où ce genre de pratiques de séduction pouvaient exister sans grand scandale, mais, de son point de vue de vétéran, elles n’étaient plus vraiment de mise désormais.

En dehors de cette vision pour le moins biaisée et datée du monde universitaire, le livre m’a paru aussi comme totalement à côté de la plaque dans son scénario de politique-fiction, mais est-il besoin de le préciser? M. Houellebecq ne connaît visiblement pas grand chose à la politique française – et ne veut sans doute rien y connaître. En effet, face à la menace d’un « musulman » susceptible d’arriver à la Présidence de la République sous ses propres couleurs (c’est-à-dire à la tête d’un parti confessionnel), fut-il le plus modéré du monde comme le présente le romancier, il ne fait guère de doute que la dynamique de l’opinion publique lui serait entièrement contraire, et que la droite et l’extrême droite, voire une bonne partie de la gauche la plus laïque, feraient l’union sacrée contre lui. En réalité dans l’Europe de l’ouest contemporaine, il n’existe aucune dynamique électorale propre pour quelque parti confessionnel musulman que ce soit – tout bonnement cela n’existe pas ou cela reste groupusculaire : au contraire, ce qui existe bel et bien depuis les années 1980, c’est la multiplication et le succès de partis de la droite extrême qui expriment  leur refus de l’immigration extra-européenne, et parfois très ouvertement leur détestation de l’Islam (comme le « Parti de la Liberté » aux Pays-Bas sous la direction de Geert Wilders ou la « Ligue du Nord » en Italie sous celle de Matteo Salvini). Notre FN franchouillard fait partie désormais d’une famille partisane qui se trouve présente presque partout dans l’Union européenne, et il n’est d’ailleurs plus le plus extrémiste d’entre eux. Du coup, ce qui peut représenter l’actualité de l’avenir proche, c’est l’arrivée au pouvoir au niveau national de ces partis. A dire vrai, ils le sont déjà, par exemple au Danemark où ils participent de nouveau à la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement de la droite libérale et conservatrice. On peut d’ailleurs se demander aussi si l’actuel dirigeant hongrois, pourtant membre du Parti populaire européen (PPE), Viktor Orban, ne fait pas partie du lot, vu ses récentes déclarations sur l’immigration. Donc, si l’on voulait se livrer à de l’anticipation politique pour nourrir la trame d’un roman, on pourrait plutôt imaginer un pays européen qui établit un régime d’apartheid sur le modèle de celui mis en place par le « Parti national » dans l’Union sud-africaine après sa victoire de 1948. Ou encore une année 2033 où l’on célèbrerait avec faste dans l’Europe entière le centenaire de l’arrivée au pouvoir d’A. Hitler dans l’Allemagne de Weimar. Au regard de ces scénarios de politique-fiction plus réalistes malheureusement au regard des évolutions politiques en cours, le succès médiatique du scénario foncièrement irréaliste élaboré par M. Houellebecq signale par contre fort bien à quel point l’obsession « musulmane » a gagné les esprits en France et finit même par définir son actualité aux yeux du monde.

De toute façon, on sent bien à la lecture du roman que ce scénario, qui n’est au fond qu’esquissé, ne constitue qu’un  prétexte pour nous ressortir le thème houellebecquien désormais éternel : l’avilissement de l’individu à l’ère libérale – et surtout les grands problèmes de l’individu mâle ordinaire en proie à la fin (supposé) du patriarcat. Depuis son inaugural Extension du domaine de la lutte paru en 1994, si l’on n’a pas compris le message, c’est qu’on est tout de même un peu bouché.  Dans ce cadre, rien ne nous est épargné dans Soumission : le narrateur possède à peu prés tous les défauts moraux possibles – en dehors de son intérêt pour l’écrivain Huysmans (ce qui se traduit  d’ailleurs par une rupture de ton dans la narration quand il est question de ce dernier). Sa conversion à l’Islam se trouve du coup présentée comme une caricature de conversion de convenance: un poste retrouvé dans son université, un salaire triplé par la générosité saoudienne, et surtout, souligné en bien gras par Houellebecq pour les lecteurs un peu distraits de la compréhension (p. 291-293), la possibilité d’avoir plusieurs femmes, une pour la bonne chère, une autre pour la jeune chair. (Et en plus, on comprend bien que notre narrateur alcoolique et fumeur n’aura pas à se priver des vices-là avec sa conversion, vu la conversation fort alcoolisée avec le Président d’Université musulman, p. 241-262, chargé de le convertir). Que ce narrateur destiné à incarner le comble de la veulerie, et de l’absence de caractère autre que la recherche du plaisir (et encore…) soit un universitaire ne fait bien sûr pas plaisir à mon amour-propre corporatiste (si, si, j’en ai!). Cette qualité d’universitaire contredit aussi mon sens sociologique et mon expérience, parce que, dans la France contemporaine, la plupart des universitaires se trouvent être en fait des passionnés par leur métier/sujet/recherche/carrière. Cependant, en même temps, il faut bien dire que Houellebecq réussit assez bien son coup. Bizarrement, Soumission m’a en effet fait penser à Symphonie pastorale d’André Gide, sans doute parce que, dans les deux cas,  les narrateurs que créent les écrivains Gide et Houellebecq sont des personnages qui incarnent la nullité morale.  La différence est bien sûr que  que Houellebecq entend aussi incarner lui-même cette nullité morale à la ville, puisqu’il multiplie les signaux dans le roman qui tendent à obliger le lecteur à l’assimiler à son personnage de narrateur. (Le narrateur habite au même endroit dans Paris que Houellebecq, il fume, il boit, il fréquente les maisons d’édition, etc.).  De ce fait, il est difficile par assimilation (indue?) de ne pas le mépriser lui, tout en l’admirant tout de même un peu pour son culot à se mettre ainsi en scène comme ce pauvre hère libidineux, souffreteux, alcoolique, machiste, goinfre, craintif, revanchard, asocial, intéressé, vaniteux, qui mène la narration. (Le plus drôle est alors que notre parfait salaud de papier et de fiction, Houellebecq, n’aime guère que les journalistes fassent le récit de ses vraies saloperies, comme le fait la série d’articles publiés à son sujet dans le Monde cette semaine, vraiment très drôles à lire par ailleurs.) Un journaliste italien rendant compte de la parution de la traduction italienne de l’ouvrage signalait que M. Houellebecq avait créé un personnage qui représentait pour notre époque un double du personnage de l’Homme sans qualité de Musil. Je n’ai pas lu ce roman, et l’éloge est sans doute fort exagéré, mais, effectivement, notre Houllebecq a multiplié les déclarations prêtées au narrateur où ce dernier indique son vide intérieur. Il serait difficile de ne pas y voir l’une des thématiques de ce roman.

Par ailleurs, si on lit le livre comme une illustration de la dégradation morale de nos contemporains (qui ne croient à rien, qui ne s’intéressent à rien, à part à la nourriture et leur sexualité, etc.), le fait que le narrateur se convertisse in fine  à l’Islam apparaîtra comme très insultant à l’égard de cette religion. L’auteur prend d’ailleurs bien soin de présenter cette conversion par le narrateur comme parfaitement intéressée, à la fois lubrique, mondaine et pépère, et n’ayant vraiment rien de spirituelle au sens classique du mot. Cela correspond à des déclarations de l’auteur fort défavorables à l’Islam au demeurant. Cet aspect m’a paru pour le moins déplaisant, mais, après tout, ce genre de conversion de convenance a toujours existé, et c’est peut-être même la source principale des conversions dans l’histoire, plus que les aspirations spirituelles. Il est vrai qu’une conversion au christianisme évangélique, à la foi mormone ou au bouddhisme aurait impliqué sans doute un scénario moins attrayant pour les médias. Il faut bien vendre sa camelote quand on vit de sa plume. (Et puis si le narrateur devenait mormon, il avait certes droit à plusieurs femmes en s’installant dans l’Utah, par contre fini la bibine…) En revanche, on ne peut que rester mal à l’aise devant la multiplication dans l’ouvrage sous la plume du narrateur de tous les poncifs de l’extrême droite la plus radicale. Le dispositif romanesque choisi par Houellebecq, une voix unique de narrateur, renforce en effet le côté péremptoire des propos prêtés au personnage. Et là encore, comme à la ville, Houellebecq n’est, semble-t-il, pas bien loin des idées qu’il attribue à son narrateur… Cela reste bien sûr délicieusement ambigu, c’est de la fiction, n’est-il pas?  Enfin, tout cela sera sans doute plus clair, le jour où Houellebecq fera le saut de l’engagement politique direct. Bientôt au côté de Geert Wilders aux Pays-Bas par exemple? … en même temps, cela supposerait quelque courage et entrerait en contradiction avec le Houellebecq de papier. Pour l’heure, ce n’est au fond que de la littérature ronchonne, et il ne faut guère s’en soucier plus que cela.  

Un dernier point. Je ne lis très peu de littérature française contemporaine, je suis le plus souvent déçu en effet, mais, encore une fois, je suis frappé par la pauvreté de la langue utilisée. Ou disons, par sa faible consistance. Ou alors, peut-être suis-je moi-même vraiment très ronchon sur ce point. Du triste sort du patriarcat je n’en ai à vrai dire rien à faire, de celui de la langue française chez ceux qui se prétendent écrivains cela m’interroge plutôt.