« The State We’re In » : le classement des revues par l’AERES

Jean-Louis Briquet (par ailleurs une vieille connaissance que je salue bien amicalement s’il vient à me lire ici) en tant que Délégué scientifique adjoint Aeres pour la science politique, a fait passer sur la liste de l’ANCMSP le 5 septembre 2008 une anticipation du classement par l’AERES des revues de science politique et une explication des critères retenus pour opérer ce classement en A, B, et C. Ce classement des revues doit ensuite servir à évaluer pour chaque laboratoire et pour chaque individu son niveau d’excellence. Un laboratoire qui contient beaucoup de « publiants » (néologisme de la novlangue administrative) dans des revues de rang A sera bien évalué, et celui qui ne contiendrait que des « publiants » dans des revues de rang B et C serait condamné à terme. Au niveau individuel, cette grille devrait aussi déterminer là terme les carrières à venir de chacun. Les non-« publiants » ne sont eux même pas à évoquer : ils seront sans doute éradiqués comme  les parasites qu’ils sont. D’après ce que dit Jean-Louis Briquet, pas plus de 25% des revues évaluées par l’Aeres dans chaque champ disciplinaire ne doit être classé en A.

Je voudrais d’abord réagir sur le principe même d’un classement établi des revues, des Universités, des personnes. Cette tendance existe depuis fort longtemps – aprés tout, un Jean-Jacques Rousseau n’a-t-il pas percé dans la vie intellectuelle de son temps grâce à des concours de ce genre? La remise de prix d’excellence est une  banalité du monde académique depuis trois siècles au moins. Simplement nous sommes dans une phase ultérieure de « rationalisation » du classement. Nous y ajoutons en plus cette dose de cruauté qui semble venir du monde des entreprises : 25% des revues en A pas plus, cela m’a fait penser à ces notations du personnel dont la presse avait parlé il y a quelques années chez IBM qui entraînait une obligation  pour les cadres de trouver parmi leurs subordonnés des faibles dont se débarasser. Il y a ainsi quelque chose aussi comme un jeu d’élimination (des « tournois successifs » comme disent joliment les économistes) qu’on organise ainsi, ou pour être plus populaire, un style de pensée semblable à celui du « Maillon faible ». Il ne suffit pas d’être correct, il faut être dans les 25% des meilleurs, voire « le meilleur ».  Et il n’en restera qu’un. En réalité, nous sommes ici dans du pur Spencer, dans du « darwinisme social » appliqué à la science. Nous n’osons certes plus théoriser comme Spencer en son temps l’élimination pure et simple du plus faible, nous nous contentons de faire l’éloge de l’innovation socialement et économiquement utile à tous (en principe ) apporté par le plus fort – avec le thème de l’excellence créatrice de richesses. Ce genre de classement casse donc bien sûr le mythe de la « communauté scientifique » pour bien mettre en lumière la « rat race » en cours en son sein à chaque instant. Dans le fond, cela veut dire que les principes moraux (le grand mot!) qui devraient mouvoir un scientifique ne sont pas différents de celui d’un gestionnaire d’un fonds collectif de placement (une SICAV par exemple) : il faut être parmi les meilleurs en fonction d’une performance mesurable objectivement. Je pense qu’il peut y avoir là une contradiction forte avec la motivation première qui incite des jeunes à se lancer dans un doctorat en sciences humaines. Celle-ci me semble souvent fondé d’abord sur une interrogation personnelle sur un point de la réalité, et encore pire sur un goût (altruiste) de la transmission du savoir. Grâce à la mise en lumière de ces classements, par une agence comme l’Aeres, qui n’est que la version française d’un phénomène mondial, les jeunes doctorants sont désormais prévenus : il ne vous suffira pas d’être bon, ni même très bon comme vous l’êtes souvent, il vous faudra avoir un esprit de compétition digne d’un tennisman face au classement ATP. J’ajouterais une considération plus philosophique si l’on veut : je me demande comment le monde académique (en sciences sociales) peut-il concilier des pratiques darwiniennes en son sein avec une certaine tendance (kantienne) à faire l’éloge de l’égalité entre les hommes, ou à s’inquiéter (pour la société) de l’égal « respect » dû à chacun? Des sciences sociales régies par de tels principes internes de compétition peuvent-elles être qualifiées d’humanistes?  Ne devraient-elles pas réhabiliter ce cher Spencer, et affirmer clairement l’inégalité naturelle entre les hommes?

Une fois rappellé tout ce doit à l’esprit du « darwinisme social » ce genre de classement, on peut aussi s’interroger sur ses effets à terme sur la production scientifique de notre discipline. Il devient évident qu’un jeune impétrant doit chercher à tout prix à publier dans une revue classée en A, doit accepter de publier faute de mieux dans une revue classée en B, et doit refuser comme une insulte et une perte de temps préjudiciable à sa carrière de publier dans une revue classée en C. (Significativement, Jean-Louis Briquet ne reproduit même pas la liste des revues classées en C dans son mail…) En dehors de la soumission aux puissances établies que cela implique, cela veut surtout dire qu’une approche vraiment innovante pourrait avoir quelques difficultés à s’imposer. En effet, un groupe de doctorants ou de jeunes docteurs qui s’apercevraient qu’ils ont quelque chose à dire qui n’est pas audible par les comités de lecture des revues classées en A n’auraient guère intérêt à publier dans les revues classées en B ou C, et encore moins dans une revue nouvelle qu’ils créeraient, puisqu’elle ne leur apporterait que peu de « points de vie » pour leur carrière. Bref, un tel classement fige la situation, sauf si on suppose que les comités de lecture des revues classées en A sont parfaitement ouverts aux innovations proposées par les jeunes. La situation n’est  certes pas complétement figée, une revue peut monter en A ou une autre descendre en B ou C, mais le premier classement aura sans doute un fort effet d’hystérèse. (Je ne compte pas ici l’effet éventuel de découragement sur les comités de rédaction des revues classées en B ou en C, à leur sens injustement, face un revue classée en A). Il est bien sûr ironique que ce classement soit annoncé aux jeunes lecteurs de la liste de l’ANCMSP par un chercheur qui lui-même fut l’une des personnes clés de l’ouverture de la discipline à de nouvelles approches dans les années 1980-90 à travers la création de Politix.

Dernier point (à mon sens le moins important) : le choix des revues mises en A. La RFSP participe au premier rang, si j’ose dire « de droit ». Il est facile de constater une représentation  significative  de la « sociohistoire du politique » avec deux revues : Politix et Genèse. Comme le dit Jean-Louis Briquet, pour le reste, il s’agit essentiellement du choix de la revue « majeure » dans chaque sous-champ disciplinaire (Critique internationale pour les RI, Raisons politiques pour la théorie politique, PMP pour les politiques publiques). Politique africaine est classée en A pour des raisons liées à une autre discipline. Tous les relégués en B auront sans doute quelques raisons de se plaindre, et, franchement, l’écart de contenu entre ce qui est classé en A et en B ne me saute pas aux yeux si je raisonne article par article. Du point de vue de l’innovation, je doute par exemple que PMP soit vraiment une revue importante, elle est sans doute centrale par son réseau social, mais un article important en politiques publiques (cf. les biblographies des manuels sur ce point) sera plutôt publié dans la RFSP. La distinction entre revues classées en A et en B (je ne connais pas celles classées en C) me paraît surtout statutaire, et elle ne traduit de fait que l’état actuel des luttes au sein des divers sous-champs qui structurent la discipline. On dispose là en effet une belle objectivation des luttes de classement comme dirait P. Bourdieu qui structurent le champ, mais pas d’une boussole fiable pour savoir où lire ce qu’il y aurait d’intéressant à lire si on est à l’affût d’une nouveauté significative. On pourrait enfin noter que cette objectivation souligne bien un écart entre la science politique française et la science politique internationale : de ce point de vue, Politix et Genèse devraient se trouver en B ou même C, et inversement la RIPC et peut-être  Pôle Sud en A, et, si j’ose me moquer, PMP en D… On devrait aussi voir apparaître dans le classement les revues anglophones sur la France, étrangement absentes du classement. De toute façon, chacun aura son classement personnel en fonction de ses intérêts de recherche, de ses goûts éditoriaux, de ses croyances sur ce que doit apporter un article en science politique,  de son histoire de publication (ou de non-publication) dans telle ou telle revue. Face à un tel classement, chacun est simplement ramené à sa place objective au sein du champ.

En somme, nous savons désormais « the State We’re In ».

9 réponses à “« The State We’re In » : le classement des revues par l’AERES

  1. Pas grand chose à ajouter sinon une remarque en passant : le British Journal of Political Science, qui est sans doute l’une des meilleures revues de science politique, est donc une revue classée en B et International Organization n’est même pas mentionnée… On hésite entre ricanement et accablement.

  2. On pourrait évidemment citer de nombreuses revues anglosaxonnes non citées ou citées à un rang surprenant, mais je pense que cette situation est une conséquence de la « régle des 25% » (en A) qui, si elle était appliquée en tenant compte du champ / rapport de force / nombre de citations valable au niveau international, reviendrait à enlever tout espoir à une revue française de même figurer en A et peut-être même en B. De ce point de vue, il faudrait déjà tout publier en anglais, puisque nous citons systématiquement ou presque des auteurs ayant publié dans cette langue comme nos références intellectuelles. Nous payons ici l’asymétrie de nos rapports avec la science politique de langue anglaise. En même temps, on ne peut demander à un groupe social de se néantiser ainsi, d’où ce classement. La situation aurait déjà été plus correcte si l’on s’était contenté de lister les revues toutes langues confondues qui appartiennent au champ considéré, sans vouloir jouer au « sélectionneur de Sicav », sans vouloir hiérarchiser et exclure. (En plus, dans ma propre pratique de recherche, je me rends compte qu’avec Internet et les bases de données auxquelles nous avons accès, le « lieu de publication » compte au final peu quand je recherche un travail déjà fait sur un thème qui m’intéresse, de plus les collègues anglosaxons distillent souvent les mêmes propos sous divers supports tous accessibles finalement via la « toile ».)

  3. Entièrement d’accord avec ton billet Christophe. c’est non seulement le « State We’re in », mais le « State we will be in »: le classement, même révisable (!), aura probablement en lui-même des effets sur les stratégies des chercheurs, jeunes ou plus âgés. Et il est probable que tout ceci se fige assez vite – les revues de rang A vont attirer davantage, sélectionneront davantage et auront ainsi de la facilité à maintenir leur rang…

    Petite précision concernant les revues anglo-saxonnes: le message de J-L Briquet indiquait que le classement établi par les représentants de la science politique ne les prenait pour l’instant pas en compte; un groupe de travail devrait être mis en place sur ce thème.
    Si le British Journal of PS est pour l’instant en B (comme l’American Political Science Review est en A), c’est qu’il a été classé comme tel par les sociologues/démographes, ce qui est logique puisque c’est une revue plus secondaire de ces disciplines. Si les politistes à leur tour le classent en A, il passera en A, puisqu’il semble que le classement le plus élevé soit retenu. Je suppose aussi qu’un certain nombre de revues importantes (European Journal of Political Research, Party Politics…) seront ajoutées dans le classement lorsque les représentants de notre discipline s’y pencheront.

    Quant à l’asymétrie par rapport aux publications de langue anglaise: certains groupes académiques n’ont pas hésité à se « néantiser » comme tu dis… un collègue m’a dit qu’en sciences de gestion, il n’y a aucune revue française classée A; il semble que cette communauté ait raisonné en fonction de l’audience internationale des articles….

  4. Je me demandais de même ce qui justifie que des revues comme International Organization, Comparative Politics, ou le Journal of European Public Policy passent à la trappe alors qu’elles sont bien établies dans la communauté internationale des chercheurs en science politique (qui de toute évidence à bien du mal à pénétrer l’hexagone…)

    J’ose espérer que cela s’explique par le fait que les revues de science politique n’ont pas encore été intégrées (certaines revues n’ont peut-être en effet rien à voir avec la section sociologie/démographie…)

    A vue de nez, force est de constater que la méthode farfelue utilisée pour faire ce classement tranche de manière significative avec la relative transparence et le professionalisme du Research Assessment Exercise mené outre-Manche (à noter que les juristes semblent les seuls à faire valoir de vrais critères pour ce classement de l’AERES…) Ceci sans vouloir nécessairement faire l’apologie du RAE.

    Tenir compte de l’assymétrie linguistique a un sens, mais, dans ce cas, autant distinguer d’emblée revue d’envergure nationale et revue d’envergure internationale (anglophone). Il fallait évidemment partir du contenu, de la sélectivité et de l’audience globale des revues et non pas des positions de pouvoir ou de faiblesse des éditeurs de revues dans le champ hexagonal.

    Pour le lecteur profane égaré ici, voici de quoi nous parlons:
    http://www.aeres-evaluation.fr/La-liste-des-revues-scientifiques,185

  5. Comme le montrent les commentaires précédents, chacun aurait son idée sur les revues en langue anglaise à ajouter à un classement des revues qui tienne compte de l’importance en terme d’influence de chacune. J’aurais aussi les miennes, mais il reste que ce classement me paraît surtout comme l’occasion pour mesurer le rapport de notre discipline à son environnement international. S’il est vrai que les gestionnaires n’ont classé aucune revue francophone en A, n’est-ce pas que certains membres éminents de leur communauté publient de fait dans de telles revues? Je le soupçonnerais facilement en voyant la bonne place des grandes écoles de commerce française dans les classements des institutions type MBA. Pour la science politique française, il faut rappeller que le seul auteur français un peu cité dans les manuels anglophones n’est autre que Maurice Duverger. Nous payons ici une longue divergence avec nos collègues anglosaxons. Nous n’avons que trés peu participé (pour ne pas dire pas du tout) à la définition de la science politique internationalisée de 1960 à 1990 au moins. Du coup, toutes les théories qui structurent actuellement la discipline au niveau international ont été inventées par d’autres, et nos théories sont restées des idiolectes localisés.

    Par ailleurs, je rappelle ce qui n’a pas eu (selon les réactions enregistrées) beaucoup d’effet sur les lecteurs de ce post que l’idée même de hiérarchiser les revues traduit un esprit de darwinisme social qui ne me plaît guère. C’est aussi parce qu’on se situe d’emblée dans ce cadre non coopératif, du « tuer ou être tué », que la place relative des revues francophones et anglophones prend une telle importance, que les personnes chargés de classer ces revues en science politique ont choisi ce classement bancal au possible.

  6. Le fait que les revues anglo-saxonnes ne soient pas toutes (encore) référencées ne changent rien à l’affaire au contraire. C’est seulement la preuve du caractère totalement artificiel de la procédure : cela signifie que l’on a voulu prendre date en publiant un classement établi selon des critères ad hoc (path dependent processes où les débuts sont cruciaux), sans concertation préalable avec la communauté concernée, ni souci d’éviter les conflits d’intérêt (Pourquoi PMP et Genèses sont classées en A ? Question à 2 balles…). Puisqu’il n’y a pas d’accord au sein de la discipline sur des critères communs de recrutement/classement des professionnels/institutions/revues (ce qui du coup ne permet plus de parler de discipline), alors autant ne prendre en compte que le rapport des forces « ici et maintenant » de la commission concernée, comme il en allait de même dans nombre de commissions de spécialistes. De la même façon, d’où sort ce critère de 25 % de « A » ? Même erreur que le système de notation ECTS : si 1/3 des revues sont au-dessus du lot, comment fait-on ? Quant au rapport à la science politique anglo-saxonne, tu as dit l’essentiel : nouvelle preuve de la confusion entre une supposée hégémonie culturelle et les règles du jeu scientifique.

  7. Je me joins à la déploration commune, ce qui me permet aussi de participer à cet excellent blog, cher Christophe Bouillaud (soit dit en passant). La « procédure » de classement adoptée par l’AERES est significative, au même titre d’ailleurs que les débats sur les formes du recrutement dans notre discipline, d’un rétrécissement du pluralisme et de l’originalité que l’on trouve encore chez les politistes français – origines disciplinaires, parcours différenciés, intérêts variés, etc.
    Il n’y aura bientôt plus place que pour une manière de faire de la science politique, pseudo-scientifique (nos collègues scientifiques sont hilares quand on leur parle de science à notre propos… et ils ont bien raison) et totalement inutile au temps présent. Or il me semble que l’on doit continuer à vouloir être utiles socialement tout en restant ouverts à une pluralité bienvenue. Un combat de plus à mener, donc… Sous forme de résistance, par exemple, à ces diktat de publication dans les revues estampillées « excellence pure reconnue » dont chacun de nous sait quoi penser, en toute liberté.
    Vive la publication libre !

  8. Un autre effet pervers de ce classement effectué par des commissions mono-disciplinaires est que les revues généralistes, un peu plus « grand public », mais qui ont un rôle important dans la diffusion des recherches, ont été complètement oubliées… Le débat est en C (classé par la section anthropo/ethno), Esprit et Commentaire n’y sont pas.
    Euh… Marchel Gauchet, non publiant au sens de l’AERES??

    Mais bien sûr ceci est sans doute provisoire.

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