Bruno Latour, métaphysicien ou pataphysicien, that is the question…

Il me revient ici d’exposer devant mes lecteurs une petite énigme, qui a occupé mon samedi après-midi.

Vendredi 21 septembre 2012, dans le supplément « Le Monde des livres » du journal Le Monde, est parue une double page consacrée au dernier ouvrage en date de Bruno Latour (Enquêtes sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, La Découverte, 504p., 26 euros), avec deux grands articles, l’un sous la plume de Patrice Maniglier, philosophe de son état, intitulé « Qui a peur de Bruno Latour? », et l’autre, sous celle de Luc Boltanski, sociologue comme chacun devrait le savoir, intitulé « Après le déluge ».

La lecture du texte de Patrice Maniglier (texte en ligne réservé aux abonnés du Monde.fr) m’a laissé dans le doute le plus absolu. En effet, dans ce texte, on peut lire vers la fin du texte : « Latour donne avec ce livre toute sa dimension.(…) Latour est le Hegel de notre temps  (sic)à cela près qu’il est tellement plus lisible! (sic)(…) Mieux,  voici une métaphysique qui, peut-être pour la première fois dans l’histoire, au lieu de fournir au lecteur un système tout fait, lui propose un protocole d’expérience. » Le début du texte souligne qu’avec ce livre Bruno Latour est désormais sûr de passer à la postérité (re-sic) et la conclusion indique qu’après ce dernier ouvrage, « on ne pourra plus ignorer que Latour est une des plus grandes figures intellectuelles de notre temps ».  Alléluia! Alléluia! Un génie nous est né. L’honneur intellectuel de la France est sauvé.

A dire vrai, je n’avais pas lu dans le Monde (ou ailleurs) de critique aussi outrageusement louangeuse depuis longtemps. Je ne sais même pas si j’ai lu quelque chose de semblable… Pour tout dire, à première vue, si l’on aime pas la pensée de Bruno Latour comme c’est mon cas, cela apparait comme de la plus pure flagornerie. Écrire ainsi qu’il est rien moins que  le Hegel de notre temps  m’a fait sursauter et m’a irrésistiblement fait penser à ces formules du genre : « Himalaya de la pensée » ou « Danube du savoir » que les intellectuels officiels de certains Partis communistes produisaient pour encenser dans des formules admirables de vacuité leurs chers leaders quand ceux-ci se piquaient de faire œuvre intellectuelle. On dirait en somme une louange à Elena Ceaucescu. Mais qu’est-ce qui pourrait pousser un intellectuel d’un pays libre comme le nôtre à écrire de telles choses?

Du coup, cela m’a paru tellement gros, tellement outré dans la louange, que je me suis demandé si Patrice Maniglier sous couvert de dire du bien n’usait pas ici du bon vieux procédé de l’ironie et du double langage. On pourrait alors lire le texte à l’envers, ce qui traduit par moi en tant que (non-?)humain (concept latourien retourné à l’envoyeur) signifierait (conditionnel de rigueur):  avec ce livre, Bruno Latour montre qu’il se croit désormais, en cette fin de carrière (d’où le rappel pesant des ouvrages précédents…), un génie omniscient qui cause de tout et de n’importe quoi sans trop réfléchir (voir l’énumération en début de texte sur les idées de Bruno Latour qu’on trouverait selon P. Maniglier dans le livre du genre « la religion se comprend mieux quand on la compare aux scènes de ménages » [???]), il a même l’outrecuidance désormais de se prendre pour Hegel ou Kant, et de croire proposer à ses lecteurs rien moins qu’une métaphysique, alors qu’il n’a en fait rien d’autre à proposer qu’un vague et banal do it yourself, ce qui signifie  que l’on se passera fort bien en pratique de  sa pataphysique et de son gros pavé écrit par ailleurs  à la va comme je te pousse (ce que je déduis des lourdes louanges sur la qualité littéraire du texte de Bruno Latour). En résumé, ce serait : « Puisque, cher Bruno, vous faites semblant d’écrire un livre sérieux, je fais semblant d’en faire un compte-rendu sérieux ».  Le titre de l’article de P. Maniglier serait (là encore conditionnel) alors aussi à réinterpréter : plus personne n’ose dans ce pays dire clairement que B. Latour peut produire des œuvres sans intérêt, moi-même, je dois recourir à ce procédé ironique et détourné pour faire passer mon assassinat que ne m’auraient pas permis ces pleutres du Monde.

J’aimerais toutefois bien savoir le fin mot de l’histoire : Patrice Maniglier a-t-il inscrit son nom dans l’histoire de la critique comme celui d’un grand flagorneur devant l’Éternel (pour une raison que j’ignore… c’est peut-être tout simplement un fanatique sans aucun recul critique de la pensée de Bruno Latour … et je me fais un film comme on dit…), ou s’est-il joué de l’équipe de l’équipe du supplément littéraire du Monde en faisant passer un texte assassin sous couvert de louanges bien tournées? Y aurait-il des complices?  En tout cas, ma femme, grande consommatrice de critiques littéraires en plusieurs langues, quand je lui ai lu des passages de cette critique-là,  parie pour la blague énorme.

Personnellement, j’espère aussi pour P. Maniglier qu’il s’agit de la seconde solution,  plus amusante à tout prendre – en ce cas, toutes mes félicitations!-, la première ne serait qu’un indice de l’atonie de la pensée critique dans ce pays dans les grands organes de la presse écrite. Après Christine Angot, Bruno Latour…

Un mot sur le second texte, celui de Luc Boltanski. Il est plus filandreux encore, filant une métaphore plutôt ratée à mon sens sur Noé et le Déluge que seuls les plus initiés que moi auront compris.  On dirait que le sociologue retient ses coups avec ses allusions à la « critique » bien mal traitée par B. Latour, mais il conclut lui aussi à l’œuvre majeure.

18 réponses à “Bruno Latour, métaphysicien ou pataphysicien, that is the question…

  1. Pourquoi n’aimez-vous pas le travail de Bruno Latour ?

    • @ Castorp : Pour des raisons philosophiques d’une part, je dois être un « rationaliste » ou un « réaliste ». Je me reconnais par exemple dans les propos de Jean-Jacques Rosa, « Nous appelons ‘vrai’ ce qui correspond à la réalité », tenu dans le Monde du samedi 22 septembre 2012, même si, bien sûr, je ne prétends pas être moi-même un philosophe professionnel.
      Pour des raisons professionnelles d’autre part, au sens où ces écrits ne me servent à rien pour comprendre la réalité, et me paraissent largement surévalués par beaucoup. Certaines notions « latouriennes » me paraissent plus amusantes qu’autre chose en fait, comme celle d’agent « non-humain » à traiter en symétrie avec l’agent « humain ».
      Pour des raisons plus politiques enfin, en raison de son attitude lors du conflit ayant opposé les universitaires au gouvernement d’alors en 2009.

      • Je pense plutôt que c’est parce que vous n’êtes pas foutu de produire une œuvre digne de ce nom. C’est si bon la sociologie réaliste, ce ressentiment nietzschéen érigé en dogme institutionnel. Allez, retournez endoctriner vos pauvres étudiants.
        (voir ma réponse plus bas, svp.)

  2. Je vous trouve un peu cruel avec les ‘Pataphysiciens… Vian, Ernst, Wyatt !

    • @ Fr. : Vous avez raison de me le faire remarquer, d’autant plus que j’adore les textes de Boris Vian… mais je fais simplement un usage simple du terme « pataphysique » sans faire aucune allusion à la qualité humoristique, philosophique et littéraire des vrais pataphysiciens.

  3. On pourrait faire une autre hypothèse liée au fait que Bruno Latour n’est plus étiqueté / ne se définit plus véritablement comme sociologue, mais est plus souvent labellisé comme philosophe (d’où les 2 types de critique dans Le Monde). Du coup, sa production ne s’inscrit plus dans le même régime de jugement…

    • @yrumpala : ce qui reviendrait à dire qu’en philosophie hexagonale – discipline de B. Latour désormais – on peut prendre quelques licences avec la droite raison… et se faire enivrer par une bonne rasade de Latour jusqu’à l’ivresse pleinement dionysiaque.

  4. Bonjour,
    Content de lire votre avis sur ces textes qui, à mon modeste niveau, m’avait aussi interpellé tant le premier semblait verser dans un panégyrique assez poussé qui me troublait, vu les critiques que j’ai pu entendre de ses travaux. Si P. Maniglier a bien usé du double-langage alors bravo à lui (et à vous), car ce doit être un des plus gros « coups » de l’année en la matière.

    PS : Il semble d’ailleurs que B. Latour soit aussi à l’honneur du supplément ‘Sciences et Techno’ du Monde de samedi (pp. 4-5) dont je n’ai pas encore pris connaissance. A-t-il droit dans ces pages au même traitement favorable ?

    • @ Mat : dans les pages du Monde de samedi, l’article principal de Nicolas Chevassus-au-Louis m’a paru beaucoup plus mesuré. Bruno Latour est présenté toutefois comme mettant de l’eau dans le vin de son relativisme, et présentant une façon élégante de finir la polémique entre relativistes et rationalistes en épistémologie des sciences. On pourrait aussi lire l’article en mauvaise part en soulignant que cela revient à dire que Bruno Latour est un peu comme la girouette qui indique où souffle désormais le vent… En tout cas, cela n’a rien à voir avec le panégyrique (apparent?) de P. Maniglier, d’autant plus qu’un interview de Jean-Jacques Rosa (critique acerbe de B. Latour première version) est aussi publié dans les même pages.

  5. La vraie question semble donc être : Maniglier fait-il partie du groupe des Fatals Flatteurs ?
    http://www.arretsurimages.net/vite.php?id=1438

    • @ latetatoto : je n’en sais rien, je suis vraiment dans le doute, mais il aurait produit là une version longue du procédé, ce qui est bien plus difficile que quelques lignes de louanges bidonnées sur un site de presse.

  6. @ bouillaud. Merci pour ces précisions. Je n’ai pas lu le texte de Maniglier et les éloges ne m’intéressent pas. Il me faut dire pourtant que je dois aux livres de Latour de m’avoir libéré d’un certain dogmatisme stérile de mes années d’études (de philo). Son intérêt pour moi est essentiellement philosophique, voire même métaphysique, notamment sur les questions de la césure sujet / objet, de la construction du réel, des énoncés de véridiction, etc. À ce titre, les ouvrages : « L’espoir de Pandore », « Irréductions », « La science en action » et même « Changer de société, refaire de la sociologie » sont d’excellents livres de philo. Je précise que Latour n’est pas un relativiste (au sens très négatif qu’il peut revêtir en France et qui apparaît aux yeux de beaucoup comme du « protagorisme » ou du « humpty-dumptisme ») mais est un empiriste réaliste (comme il le définit dans « L’espoir de Pandore ») c’est à dire que – sous cette forme en apparence oxymorique – Latour défend une position empiriste (suivre le réel dans ce qu’il déploie sous les yeux) qui ne nie en rien qu’il y a un réel (à suivre). Je schématise.
    Je conçois que pour les sociologues, Latour peut être inutile, voire crispant. Il n’empêche que « La vie de laboratoire », « Pasteur, guerre et paix des microbes » et « La fabrique du droit » sont de passionnants livres d’ethnographie. La « théorie de l’acteur-réseau » peut être féconde, même si elle ne se donne pas comme un programme méthodologique (peut-être est-ce justement ça qui est crispant). Par ailleurs, Latour n’est pas le seul à venir de ce courant (cf Callon, Hennion). Il me semblait que cette approche permettait de sortir des formes de réification que la sociologie dite « critique » pouvait produire. Bourdieu reste encore très fécond sur beaucoup de phénomènes. Mais la théorie de l’acteur-réseau peut aussi révéler des agencements qui ne se comprendraient pas autrement (cf. les pratiques esthétiques, mais aussi comment la science se construit dans les institutions, etc). Le défaut qu’on peut relever dans cette sociologie, c’est peut-être, qu’en ne faisant que décrire les associations d’actants, l’institution du réel telle qu’elle se fait, elle ne permet pas – en apparence – de donner des outils précis de modification de ce réel. Ce que certains attendent d’une philosophie ou d’une sociologie critique.

    • @ Castorp : probablement, une œuvre nous parle plus ou moins selon notre point de départ, notre éducation. Pour ma part, je n’ai jamais été « scientiste » ou « idéaliste » au sens philosophique du terme; en ce sens, j’ai toujours su que ce que nous appelons « Science(s) » n’est (ne sont) pas une (des) activité(s) pure(s), qu’elle(s) est(sont) historiquement datée(s), liée(s) à une civilisation, à des valeurs, etc.; il me semble que je l’ai appris au lycée de mes enseignants, du coup, je n’avais pas besoin d’être « libéré » par B. Latour, et ses études de terrain m’ont toujours du coup paru très banales. Que la science ne se fasse pas dans l’empyrée des Idées par des Hommes déliés de leurs semblables et du monde m’a toujours paru évident. La science politique est bien sûr une discipline particulièrement susceptible d’une telle analyse – ne serait-ce que parce que l’argent y a parfois joué un rôle déterminant. L’actualité regorge par ailleurs d’exemples où la science est « impure ».

      Ensuite, sur cette base de recherches de terrain, B. Latour a développé un discours public, philosophique, qui apparait effectivement comme du « humpty-dumptisme » (mot bien choisi) à quelques personnes dont je suis, ce qui le rapproche d’un philosophe comme Richard Rorty, que j’ai aussi du mal à apprécier et qui lui aussi a changé son fusil d’épaule en fin de carrière. Comme on dit en italien, B. Latour a la tendance à jeter la pierre, et à enlever la main ensuite. Son dernier ouvrage semble aller dans la direction plus rationnelle et prudente que vous indiquez, mais, entre temps, il aura eu tous les bénéfices publics de l’erreur que nous (ses opposants) lui attribuons en laissant croire à bien des gens (le grand public cultivé) qu’il est sur une position très originale. Pas si originale en fait à vous suivre… Pas d' »humpty-dumptisme »… dommage… Nous (ses opposants) ne l’avions pas bien compris, how stupid we are…

      Enfin, vous avez raison sur l’aspect politique. Pour ma part, je ne vois pas en quoi B. Latour peut aider à la critique sociale, et, en pratique, il s’est bien mis du côté du manche quand l’occasion lui en fut donné (en 2009). Pour moi, ce genre de pensée qui se prétend critique alors même qu’elle n’a aucun effet dans les luttes réelles sinon de les perdre dans des arguties inutiles est largement pire que celle des personnes assumant clairement une position conservatrice de l’ordre social – position que je respecte pour sa franchise. Il me semble que L. Boltanski fait allusion à ce point dans sa critique du livre de B. Latour dans le Monde avec une allusion à la dissolution conceptuelle du « capitalisme » par ce dernier, mais cela reste une allusion qui aurait demandée à être plus fouillée.

      • A signaler l’émission « La suite dans les idées » du samedi 22 septembre à réécouter sur France culture: Latour y fut interrogé par Sylvain Bourmeau, très admiratif du travail de ce « sociologue » (je cite Bourmeau) auteur d’un livre « dont on se souviendra, ce qui est rare  » (je cite de mémoire).
        Latour y est très pontifiant, mais parle peu, car, pour ceux qui connaissent l’émission, Bourmeau ne semble que tolérer ses invités et parle plus de ce qu’il pense de leur travail qu’il ne les interroge pour éclairer l’auditeur.

  7. …Même pas de Tweet button pour poster l’article sur Twitter ?! Dommage.

  8. @ AureEngland : voilà, c’est fait, j’ai décidé d’ajouter les boutons correspondants… mais je n’ai mis que Twitter et LinkeIn parce que je ne suis pas sur Facebook.

  9. Parfait ! Bravo, j’applaudis. Et puis, l’important c’était Twitter.

  10. @ Sid Vicious : désolé pour mon temps de réponse un peu long.

    Premièrement, cher Sid Vicious, le punk est mort, c’est ringard… bon, c’est juste pour vous taquiner.

    Deuxièmement, j’avoue humblement ne pas avoir commis une « œuvre », mais je ne crois pas que cela m’empêche de juger de la pertinence de tel ou tel travail intellectuel. C’est comme pour les critiques de cinéma ou de rock, il n’est pas besoin d’être soi-même un génie créateur pour juger de l’intérêt d’une œuvre de l’esprit. Ou alors, on arrête toute discussion intellectuelle sur quoi ce soit… Toute personne qui critique n’est pas dans le ressentiment… On peut être aussi dans la déception. Si vous lisez le blog, vous verrez que je dis aussi beaucoup de bien de certains auteurs (par exemple, Dan Rodrik, un économiste). Je ne suis pas dans le ressentiment tout le temps.

    Troisièmement, ma position est effectivement celle du « vieux réalisme ». Je suis très peu convaincu par cette façon d’aborder le monde que promeut B. Latour. Je n’ai pas l’impression d’être un partisan de la terre plate, mais peut-être le suis-je, l’histoire des sciences jugera.

    Quatrièmement, l’enseignement est souvent un « endoctrinement », par définition, l’enseignant veut que les étudiants croient ce qu’il se sent le devoir de leur apprendre. Après, de nos jours, je ne crois pas que beaucoup de mes étudiants se laissent endoctriner. L’esprit critique des étudiants n’est pas un vain mot (au moins à l’IEP de Grenoble). Ils surveillent désormais l’exactitude de mes propos grâce à Internet en live…

    Good « No Future » 2013.

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