Je n’ai pas écrit depuis longtemps sur ce blog, et en particulier sur la crise européenne en cours. Je continue pourtant à suivre jour par jour, parfois heures par heures, les développements de cette crise européenne. Mon pessimisme, devenu légendaire auprès des jeunes et moins jeunes collègues comme j’ai encore pu le constater lors de mon (bref) passage au Congrès de l’AFSP (Association française de science politique) à Aix-en-Provence, me voile sans doute une bonne part de la réalité.
Les derniers développements en date de la partie grecque de la crise européenne ne risquent pas de me détourner de mes sombres pensées. En effet, où en arrive-t-on au bout de près de six mois de négociations entre le nouveau gouvernement grec Syriza-ANEL – le gouvernement « rouge-brun » d’Athènes selon les très démocrates Gracques (anciens hauts fonctionnaires « socialistes ») – avec les « États » créditeurs de la Grèce (Allemagne, France, etc.) au sein de l’Eurogroupe, et avec les « institutions » (ex-« Troïka »: la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international)?
Comme, d’habitude dans les négociations intra-européennes (ici étendues au FMI), à ce qui est nommé un compromis. Les créditeurs vont libérer les sommes promises à la Grèce et encore dues au titre du « second plan de sauvetage » de 2012, permettant ainsi à ce pays d’honorer les appels de fonds de ces mêmes créanciers dans les semaines qui viennent, et le gouvernement grec s’engage à prendre d’urgence les mesures de politique économique demandées par les créanciers pour prix de leur apport de liquidités. Et ces mesures, à adopter d’ici quelques jours pour leur partie législative, s’inscrivent à ce qu’on peut en savoir par les médias dans la ligne de tout ce que les créanciers ont déjà demandé aux gouvernements grecs successifs depuis le printemps 2010, et qui n’a pas marché jusqu’ici! Du moins si l’objectif visé n’était pas de provoquer une dépression en Grèce de 25% du PIB… Tout ce que les médias ont pu apprendre des négociations en cours va en effet dans ce sens de la répétition du même scénario. De fait, le gouvernement Syriza-ANEL a débloqué les négociations lors des Eurogroupe et Conseil européen extraordinaires de lundi 22 juin 2015 en promettant d’adopter des mesures « austéritaires » dont il ne voulait absolument pas lors de son élection en janvier. D’après ce que l’on sait par la presse, le gouvernement Tsipras accepterait par exemple d’augmenter la TVA, y compris sur l’hôtellerie-restauration. Il n’y aurait pas de baisse directe de toutes les pensions de retraite, mais des hausses des cotisations des retraités, ce qui revient au même. La liste complète des mesures acceptées par le gouvernement Syriza-ANEL ne sera sans doute connue lorsque le compromis final sera acté, mais cela apparait d’ores et déjà comme l’habituel monceau de stupidités.
En effet, si l’on veut relancer l’économie grecque, qui a souffert depuis 2010 de l’écroulement de la demande adressée aux entreprises grecques, il parait totalement stupide de continuer sur la même voie, avec en particulier une hausse de la TVA! Et, en plus, sur le secteur des services (l’hôtellerie-restauration) exposé à la concurrence internationale, puisque la Grèce compte beaucoup sur le tourisme des étrangers pour faire tourner son économie. On peut d’ailleurs imaginer encore plus rémunérateur pour les finances publiques grecques : je suggérerais bien une taxe de 1000 euros par touriste entrant en Grèce! Je suis certain que cela rapporterait beaucoup.
Le résultat de ces mesures, si elles sont appliquées, sera donc exactement le même que celles prises dans le cadre de tout le scénario précédent : l’économie grecque continuera, au pire, à s’enfoncer dans la dépression, ou, au mieux, à avoir un rythme de croissance à peine positif qui ne réglera aucun des problèmes du pays (chômage, endettement, évasion fiscale, fuite des cerveaux, etc.).
Et tout cela parce que l’Union européenne et la zone Euro fonctionnent sur des compromis liés à des rapports de force (chacun poursuit ce qu’il croit être son intérêt) et non pas sur la définition en commun de stratégies (la discussion rationnelle sur un problème qui aboutit à un choix avisé).
Dans le cas grec, cette culture du compromis est en train d’aller jusqu’à la caricature d’elle-même.
Les États créanciers et les institutions, surtout le FMI, ne veulent pas dévier de la ligne adoptée en 2010. Il leur faut donc encore et toujours de l’« austérité » et des « réformes structurelles ». Ils ne peuvent renier l’idéologie qui les inspire, et ils ne peuvent surtout pas réagir autrement vu l’évolution des électorats dans les « États créanciers » qu’ils ont eux-mêmes favorisée par la promotion de l’explication de la crise par le caractère prodigue et corrompu des Grecs. Ils sont donc en passe d’obtenir à peu de choses près la poursuite de ce qui a échoué, alors même qu’un rapport issu du FMI paru dès 2013 expliquait que les plans précédents avaient sous-estimé l’effet multiplicateur récessif des mesures d’austérité prises en 2010-12. Il leur faut aussi maintenir à tout prix devant leurs propres électeurs la fiction selon laquelle la Grèce remboursera à la fin tout ce qu’on lui a prêté depuis 2010, et qu’il ne s’agit donc que de prêts à ces « fainéants de Grecs » et non pas de dons. On imagine donc des scénarios où, pendant des décennies, l’État grec se désendette lentement mais sûrement. Or tous les économistes répètent sur tous les tons que c’est impossible.
Le gouvernement grec Syriza-ANEL, même s’il sait (en particulier via son Ministre Yanis Varoufakis) et dit que ce qu’on exige qu’il fasse constitue une erreur de politique économique, se trouve cependant sur le point de le faire, parce qu’il reste lui-même pris dans cette volonté européenne de compromis à tout prix et aussi parce qu’il n’a pas le mandat de la part des électeurs grecs pour sortir de la « zone Euro ». A ce compte-là, il serait en effet à tout prendre plus raisonnable de tenter la voie de la sortie de la monnaie unique: une forte dévaluation de la nouvelle monnaie grecque permettrait de regagner la compétitivité, en particulier pour le secteur touristique. L’idée selon laquelle la Grèce ne bénéficierait pas d’une dévaluation m’a toujours paru étrange, alors même que les politiques de change agressives sont légion dans le monde contemporain (ne se félicite-t-on pas au même moment à Paris de la baisse de l’Euro qui relance nos exportations et qui fait revenir les touristes américains à Paris? ). Quoi qu’il en soit les deux partis qui constituent l’actuel gouvernement avaient promis de concilier le maintien de la Grèce dans la zone Euro et la sortie de la tutelle de la « Troïka » sur la politique économique et sociale grecque pour s’attirer les suffrages des électeurs grecs. Ces derniers ont eu la faiblesse de les croire. Aux dernières nouvelles, A. Tsipras mettrait dans la balance son propre sort en tant que chef du gouvernement pour faire passer au Parlement grec le texte signé avec les « créanciers ».
Très probablement, un compromis sera donc trouvé, mais il ne réglera rien parce qu’il ne constitue pas une stratégie de sortie de crise. Il est possible en plus que le gouvernement Syriza-ANEL y perde sa majorité, et que cela donne lieu à de nouvelles combinaisons parlementaires en Grèce. En effet, l’un des éléments du scénario en cours est aussi constitué par la volonté de nombreux gouvernements européens de faire tomber le gouvernement Syriza-ANEL. Les Gracques (des anciens hauts fonctionnaires socialistes) explicitent dans un article récent le raisonnement : il faut que le gouvernement Syriza-ANEL échoue pour éduquer tous les autres populistes du reste du continent. TINA doit être démontré et défendu. En effet, en prolongeant pendant près de six mois les négociations, les États créditeurs ont créé de l’incertitude politique en Grèce, et ont par conséquent affaibli l’économie grecque. Si le sort de la Grèce et de son économie avait vraiment été important pour les autres pays, il aurait fallu conclure rapidement pour permettre aux opérateurs économiques grecs de savoir à quoi s’en tenir. C’est bien là une autre preuve qu’il n’existe pas une stratégie européenne pour la Grèce, mais la défense d’intérêts de boutique par chacun.
Et puis, au delà de toute cette mécanique économique, il faut souligner le désastre que représente cette crise européenne, commencée en 2010, pour la constitution (souhaitable?) dans les esprits et les cœurs d’une communauté de destin européenne . La manière dont les médias parlent, en France et ailleurs en Europe, de ces négociations, qu’ils soient d’ailleurs défavorables à l’actuel gouvernement grec (95% des médias) ou favorables (5% des médias), revient à répéter à longueur de journée qu’il existe, d’un côté, « la Grèce », et de l’autre, « l’Europe ». Le cadrage de la crise européenne selon laquelle « c’est avant tout un problème grec » l’a (définitivement?) emporté sur celui selon lequel « une monnaie unique sans État fédéral pour prévenir et gérer les chocs asymétriques sur une partie de la zone monétaire ainsi constituée aboutit à des résultats sous-optimaux ». J’ai formulé sciemment ce second cadrage de manière longue et compliquée pour souligner que le premier est tellement plus simple à diffuser dans l’opinion publique qu’il aurait été fort étonnant qu’il ne l’emporte pas, porté en plus qu’il était par des rapports de force entre le centre et la périphérie de l’Eurozone. Il aurait fallu là encore pour éviter cet effet de stigmatisation d’un pays membre, et par là de ces habitants, une stratégie européenne.
Combien de temps une « union toujours plus étroite » fondée sur le seul compromis peut-elle survivre à l’absence de stratégie d’ensemble? Je commence à me le demander.
Le problème de votre pessimisme est qu’il est convaincant.
@ Rémi : merci, et pardon aussi…
Avec la convocation d’un référendum en Grèce le 5 juillet, peut-être que la réponse à la dernière question viendra plus vite que prévu… Plus encore qu’il ne l’aurait sans doute souhaité, Tspiras fait la preuve de la cruelle absence de flexibilité du système européen. Je m’interroge sur les effets politiques de ce grand ratage…
@Fab Escalona : à mon avis (mais cf. plus haut je suis pessimiste), là cela peut vraiment tourner à l’aigre. La perspective d’une Europe fédérale s’éloigne à grande vitesse. Tous les « nationalismes » peuvent se préparer à fêter l’événement. Il suffit de voir les réactions du côté de la droite allemande à l’annonce de Tsipras. C’est ce que Stefano Bartolini avait prévu il y a plus de dix ans dans son ouvrage théorique sur l’intégration européenne : si une politisation de l’Europe se produisait dans l’avenir qui recoupait des lignes géographiques, cela pourrait mal tourner. J’ai bien peur que nous y sommes, et en plus Tsipras avait laissé entendre dans les semaines précédentes qu’il ferait éventuellement appel à ce qu’il appelait le « grand Non ». Les autres, qui lui savonnaient par ailleurs joyeusement la planche par ailleurs (cf. la réception des opposants à Bruxelles ces derniers jours) ne l’ont pas cru, ou n’ont pas compris le message.
Il semble bien aujourd’hui que la Grèce va sortir de l’euro alors qu’elle ne le souhaite pas, en s’en faisant exclure par l’Eurogroupe. Ceux qui ont répété depuis des années que la zone euro est irréversible, que l’on ne peut en sortir, vont être démentis. Ils nous diront sans doute que la Grèce est un cas à part, que son éviction va rendre l’euro plus solide. On se rassure comme on peut, mais ils se rassuraient hier avec l’irréversibilité… Cela va être intéressant de voir ce qui va se passer, quel sera le prochain pays à quitter l’euro ?
@ Albert : comme je l’ai dit sur ce blog depuis des années, les investissements politiques dans l’Euro sont tels que je doute que le scénario de la sortie de la Grèce de la zone Euro se réalise, je crois plus que les autres Européens vont réussir d’une façons ou d’une autre à « sortir » les gauchistes de Syriza et les souverainistes d’ANEL du gouvernement.
Puisque tu mentionne le congrès d’Aix, je m’interroge pour ma part sur le décalage sans cesse croissant entre les préoccupations de la science politique savante et le monde tel qu’il est/va. Tout de même : rien sur la Grèce, la crise de l’euro, la Russie, la crise ukrainienne, l’Etat islamique, le djihadisme (excusez du peu…), cela commence à faire beaucoup. Et accessoirement, comment est-il possible que si peu de communications soient mises en ligne ? De deux choses l’une : soit les gens n’ont rien écrit, soit ils ont honte. Pas franchement rassurant dans les deux cas.
@ vince38 : je te trouve un peu rapide dans ton analyse. Il me semble au contraire que l’écart se restreint cette année. Il y a par exemple une plus grande attention aux sujets économiques. Clément Fontan et moi-même avons d’ailleurs fait une incursion dans l’histoire de la banque française pour comprendre ce qui se passe actuellement en Europe. Par ailleurs, pour les papiers qui ne sont pas en ligne (dont l’un des deux auxquels je participe, celui avec C. Fontan), c’est tout simplement une question de délais dépassés. Il fallait rendre le papier avant une certaine date (le 24 mai il me semble), et nous l’avons raté, largement d’ailleurs parce que l’actualité nous donnait chaque jour, chaque heure de quoi compléter nos informations. Je me demande d’ailleurs si le secrétariat de l’AFSP ne pourrait pas mettre les communications données en retard. En conclusion, les gens ont écrit, ils n’ont pas honte, mais, par contre, il est possible qu’ils ne soient pas sur ta ligne de pensée.
Belle défense de la corporation. Il n’en reste pas moins que, dans les colloques internationaux, la pression est plus forte pour que les textes soient remis au moins quelques jours avant.
PS : je n’ai pas de « ligne de pensée ». C’est pour ça que j’aimerai lire des analyses.