Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme.

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  J’ai enfin trouvé le temps de lire l’ouvrage de Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles (Marseille: Agone, 2015). Je l’ai vraiment trouvé excellent, et, pour une fois, j’ai découvert quelqu’un que ses recherches rendaient encore plus pessimiste que moi sur l’avenir de l’Union européenne, ou tout du moins sur son avenir de gauche. La dernière phrase de la conclusion (voir plus bas) parait sans appel.

Que dit donc de si effrayant pour une personne de gauche Sylvain Laurens?

A travers une enquête empirique, à la fois historique (sur archives) et sociologique (par entretiens et observations, quantitative et qualitative), il établit clairement les liens structurels qui existent entre la bureaucratie communautaire (essentiellement les services de la Commission européenne) et le monde des entreprises privées. Il le fait en restant au plus prés d’acteurs bien spécifiques présents à Bruxelles : les lobbyistes au service de ces entreprises privées, qu’il appelle les « courtiers du capitalisme ». Ces personnes qui travaillent pour la représentation collective des entreprises au niveau européen (fédérations patronales, sociétés de service en lobbying, think tanks, etc.)  expliquent les règles du jeu communautaire au monde des entreprises et transmettent à la bureaucratie communautaire les attentes de ces dernières en les mettant en forme présentable au niveau communautaire. Contrairement à la vulgate reçue sur le lobbying comme influence unilatérale des entreprises privées sur l’administration communautaire, S. Laurens montre à la fois par un travail d’archives, par ses entretiens et par ses observations,  que la demande de la part de la bureaucratie communautaire d’une représentation européenne des entreprises d’un secteur économique donné se trouve à la source de la création même de l’intérêt patronal européen. Ce dernier n’alla jamais de soi, et il faut sans cesse que les « courtiers » qu’il étudie le créent et l’entretiennent. L’une des raisons de cette particularité tient au fait qu’au delà des différences nationales entre entreprises, patrons et types de représentation patronale concernés, les firmes sont en concurrence les unes avec les autres pour ce nouveau marché européen que la Commission entend créer. S. Laurens rappelle que créer un intérêt patronal commun entre entreprises concurrentes ne va pas de soi, et qu’un travail de courtage doit être effectué pour le faire exister. Au delà du rôle d’agrégateur de préférences que jouent les salariés des fédérations patronales européennes d’un secteur particulier, ces derniers font  valoir auprès des entreprises ainsi représentées un « capital bureaucratique » pour reprendre les termes de l’auteur, correspondant à leur connaissance fine des arcanes de la bureaucratie communautaire. Ce dernier permet in fine de faire passer dans le droit européen ce qui arrange le plus les entreprises tout en restant communautairement correct si j’ose dire. Ce « capital bureaucratique » des courtiers, qui est surtout constitué d’un sens du jeu qui se joue entre bureaucrates au sein même de la bureaucratie communautaire, justifie leur existence auprès des entreprises privées qui les financent, et elle leur permet donc de vivre de cette médiation. Bref, c’est à un démontage en règle de toute illusion d’une séparation réelle entre la bureaucratie européenne et les firmes que se livre S. Laurens.

Par ailleurs, S. Laurens montre bien que les entreprises, en particulier les plus grandes, sont devenues de plus en plus conscientes au fil des décennies que l’activité normative de la Commission peut déterminer leur avenir compétitif sur le marché européen (cf. par exemple le chapitre III, Le lobbying, un levier pour capter des ressources bureaucratiques utiles aux batailles économiques, p. 127-164). Elles investissent donc de plus en plus en lobbying, comme le montrent les chiffres compilés l’auteur, à raison des risques et opportunités que cette activité normative leur fait courir ou leur ouvre. De fait, l’ouvrage aurait pu s’appeler « Big is beautiful » : en effet, une des leçons à retenir de l’ouvrage, c’est moins le poids des entreprises en général ou des représentants du secteur privé en général, que le poids croissant du big business.  Lorsque la bureaucratie européenne demande l’aide des entreprises pour créer une norme européenne, ce sont surtout les grandes entreprises qui répondent présent, très souvent pour la période la plus récente à travers leur poids disproportionné dans les fédérations patronales du secteur concerné. La norme finalement choisie les favorise donc inévitablement. Plus on entre d’ailleurs dans les tréfonds des comités techniques, plus il semble que les grandes entreprises jouent un rôle essentiel (soit en propre, soit sous le déguisement d’une représentation nationale, soit sous celui d’une représentation sectorielle). Par cette action de lobbying, elles peuvent  ensuite mettre hors marché ou racheter leurs plus petits concurrents. Au tour suivant de re-définition de la norme européenne quelques années plus tard, les entreprises qui seront concernées dans un secteur donné se trouvent donc moins nombreuses et plus puissantes, et ainsi de suite, jusqu’à la formation d’oligopoles, comme dans le secteur de la chimie ou de la pharmacie. Ces chimistes et pharmaciens, comme par un heureux hasard, sont parmi les firmes les plus présentes et les plus dépensières à Bruxelles en matière de lobbying. Cet aspect de domination discrète via le processus d’agrégation des préférences et de normalisation communautaire du big business, européen ou intercontinental, contient aussi un aspect Est/Ouest dans la mesure où, non seulement les petites et moyennes entreprises sont victimes de ces mécanismes structurels liées au droit communautaire, mais où les entreprises des nouveaux entrants subissent un sort similaire d’un terrain de compétition que leurs concurrents mieux lotis réussissent à modifier au nom même de l’intérêt général européen, ceci faute de disposer des ressources des grandes firmes capitalistes de l’Ouest du continent ou des États-Unis permettant de mobiliser les courtiers du capitalisme .

S. Laurens note aussi que cette montée en puissance du big business s’accompagne dans les années récentes d’une scientifisation de la discussion autour des normes européennes. Comme cela a déjà été dit maintes fois d’ailleurs, la bureaucratie communautaire manque de ressources scientifiques pour fonder la norme qu’elle veut promouvoir. Elle tend donc à se reposer sur la science que financent les industries concernées.  Le chapitre VII, Une expertise savante au service des affaires : mobilisations patronales face à l’Agence chimique européenne (p. 369-404) constitue ainsi une magnifique illustration de ce rôle croissant d’une science, la toxicologie, financée directement (avec des instituts dédiés) ou indirectement (dans le monde universitaire proprement dit), par les entreprises chimiques concernées, dans la définition des normes européennes. Pour S. Laurens, il ne s’agit pas de corruption au sens journalistique du terme, mais de capture structurelle d’une discipline scientifique par les entreprises et par la bureaucratie communautaire. La description de la procédure d’enregistrement des substances chimiques par l’Agence chimique européenne, prévue par la Directive Reach, montre à quel point il ne peut en réalité rien se passer de désagréable à ce niveau pour les entreprises concernées, pourvu qu’elles respectent formellement les procédures. Au delà de la complexité du parcours d’une norme européenne, souvent remarquée par ailleurs, qui exclut déjà beaucoup d’acteurs sans ressources, cette scientifisation de la discussion autour des normes constitue l’un des éléments contemporains qui hausse démesurément la barre pour toute intervention d’un autre intérêt dans la régulation d’un secteur économique que celui des entreprises concernées: les représentants des consommateurs, les écologistes, etc. se haussent de plus en plus difficilement au niveau faute de ressources à faire valoir. L’application de la directive Reach constitue un exemple d’autant plus tragique que la bataille pour l’obtenir avait été très longue et compliquée, en particulier de la part des élus écologistes du Parlement européen, et de fait, à lire S. Laurens, on comprend qu’elle ne sert à rien pour ce qui concerne son but affiché de protection des populations contre la chimie toxique  – à part éventuellement aux grands acteurs de la chimie à tuer les petits!

En somme, comme le dit l’auteur dans sa phrase conclusive, « Tant que le libéralisme restera soluble dans les valeurs limites d’exposition [aux produits chimiques], les nanotechnologies et les normalisations techniques et tant que les combats sociaux resteront cantonnés aux arènes autorisés mais désertés du dialogue social européen, aucun véritable contre-pouvoir ne pourra enrayer cette clôture silencieuse du champ des possibles » (p. 415) La lecture du livre dans ce qu’elle apporte d’épaisseur concrète à la description des mécanismes structurels à l’œuvre depuis des décennies qui entrelacent une bureaucratie fédéraliste et le monde des (grandes) entreprises ne laisse effectivement entrevoir que cette conclusion. Elle permet aussi de remettre en perspective historique et sociale un scandale comme celui de Volkswagen et de ses tricheries sur les normes d’émission de CO2. Il devient du coup une illustration d’un état des lieux contemporains de l’Europe bien plus large.

On pourra cependant trouver ce livre un peu trop unilatéral. Cela tient sans doute au fait qu’il s’intéresse au cœur de métier historique de l’Union européenne, à savoir la constitution d’un marché commun des marchandises et des services. Il aurait été en somme bien étonnant que les entreprises, sollicitées par la bureaucratie communautaire, oublient qu’un marché ne va pas sans des normes qui le créent et qui donc déterminent largement les résultats à en attendre. Ce livre, appuyé sur la sociologie critique d’origine bourdieusienne et sur les travaux que cette dernière a inspiré sur l’objet européen sur les vingt dernières années, rejoint en fait, sans doute à son corps défendant, une analyse (« public choice ») à la Mancur Olson de l’économie politique européenne. En effet, à travers l’étude de terrain, S. Laurens rend bien compte du fait que l’établissement d’une norme européenne induit des bénéfices et des pertes à venir pour les entreprises concernées. Elles se mobilisent donc. Fort logiquement, dans le cadre d’un calcul olsonien, les plus grandes agissent plus, directement ou indirectement (via les fédérations), puisqu’elles voient mieux le bénéfice attendu. Elles emportent donc le plus souvent la bataille de la norme, et du coup elles deviennent encore plus importantes sur leur secteur. Les intérêts dispersés des petits acteurs économiques et du grand public sont perdants faute d’arriver à se mobiliser. Un critique « public choice » de la situation pointerait du doigt, comme S. Laurens le fait, l’existence d’une bureaucratie qui propose d’avoir une norme pour créer ou réguler le marché. En effet, pour un libéral de cette école, toute norme (de sécurité par exemple) constitue une manipulation étatique/corporative du vrai marché libre, où seule la concurrence décide de ce qui est bien ou mal (un produit toxique sera enlevé du marché après quelques décès de consommateurs, c’est tout!). De ce point de vue, S. Laurens montre donc incidemment que la Communauté économique européenne et ensuite l’Union européenne ne sont pas du tout libérales en ce sens. Elles veulent peut-être l’être, en interdisant les cartels et les ententes, qui constituent la limite à ne pas franchir pour une association patronale européenne (comme S. Laurens le rappelle par des exemples observés sur son terrain), mais, en pratique, elles ont été des machines bureaucratiques à concentrer le capital, à faire advenir au mieux des oligopoles, au pire des cartels. Il me semble qu’à ce point de la réflexion, nous manquons actuellement de vocabulaire. Faut-il créer  une nouvelle expression par exemple comme « Capitalisme monopoliste et scientiste d’Europe »(CMSE), calqué sur le vieux « Capitalisme monopoliste d’État »(CME) des économistes du PCF dans les années 1970? Comment rendre compte du fait que tout cela se produit largement par inadvertance, tout au moins au regard des bureaucrates européens ici interrogés (qui semblent bien se méfier d’être dupes des plus gros acteurs, mais le sont quand même au final), soit en large opposition avec l’idéologie officielle de la « concurrence libre et non faussée »?

Ne faut-il  pas alors dialectiser la situation pour la rendre moins unilatérale – et donc moins désespérante? En effet, une fois qu’une entreprise devient un monopole dans un secteur économique européen, il devient difficile aux bureaucrates européens de ne pas la remarquer, et surtout de ne pas remarquer la contradiction que son importance même implique dans le cadre de l’idéologie officielle de la concurrence. Les récentes procédures ouvertes par la Commission européenne contre Google – certes une firme nord-américaine – correspondent peut-être à cette logique dialectique, qui reproduirait à l’échelle européenne ce qui s’est déjà produit jadis à l’échelle nationale. En effet, que les entreprises se développent en synergie avec les bureaucraties d’État ne me parait guère un scoop pour qui connait un peu l’histoire économique et politique, mais il faut aussi noter qu’à trop grandir, une entreprise peut provoquer de l’hostilité à son égard et peut surtout se retrouver au centre de jeux politiques élargis à l’opinion publique générale (comment expliquer autrement les nationalisations de jadis, sinon justement par cette rupture de l’entre soi?) Peut-on imaginer quelque chose de semblable au niveau européen?  Est-ce si impossible pour une mobilisation trans-européenne de re-politiser le rôle d’une entreprise particulière? Le jour  apparemment pas si lointain où il n’y aura plus qu’une entreprise pharmaceutique en Europe, cela se verra, et ne manquera pas d’être discuté. On pourra lui demander par exemple à elle, et à elle seule, pourquoi si peu de nouveaux médicaments antibiotiques sont développés. Ou faut-il voir justement dans la volonté de créer un marché transatlantique un contre-feux à cette inévitable constat que les oligopoles dominent désormais le marché européen? Une façon de repousser encore plus loin le moment de vérité du capitalisme des trusts, comme on aurait dit jadis.

D’ici là c’est sûr l’Union européenne, c’est vraiment open bar pour le big business. Et le travail de S. Laurens ne saurait être ignoré par qui veut comprendre l’Union européenne.

14 réponses à “Sylvain Laurens, Les courtiers du capitalisme.

  1. Un site de référence sur les questions de lobbying et de revolving door policy dans les institutions européennes. http://corporateeurope.org/

    • @Bruno Adrie : il me semble d’ailleurs que ce site est cité par S. Laurens, comme la vitrine de l’un des groupes qui essaye de faire le point sur le sujet de manière à essayer de contrôler l’action des grandes entreprises.

  2. Et cet article incontournable concernant la paternité étasunienne du projet européen :

    Euro-federalists financed by US spy chiefs

    By Ambrose Evans-Pritchard in Brussels12:00AM BST 19 Sep 2000

    DECLASSIFIED American government documents show that the US intelligence community ran a campaign in the Fifties and Sixties to build momentum for a united Europe. It funded and directed the European federalist movement.
    The documents confirm suspicions voiced at the time that America was working aggressively behind the scenes to push Britain into a European state. One memorandum, dated July 26, 1950, gives instructions for a campaign to promote a fully fledged European parliament. It is signed by Gen William J Donovan, head of the American wartime Office of Strategic Services, precursor of the CIA.
    The documents were found by Joshua Paul, a researcher at Georgetown University in Washington. They include files released by the US National Archives. Washington’s main tool for shaping the European agenda was the American Committee for a United Europe, created in 1948. The chairman was Donovan, ostensibly a private lawyer by then.
    The vice-chairman was Allen Dulles, the CIA director in the Fifties. The board included Walter Bedell Smith, the CIA’s first director, and a roster of ex-OSS figures and officials who moved in and out of the CIA. The documents show that ACUE financed the European Movement, the most important federalist organisation in the post-war years. In 1958, for example, it provided 53.5 per cent of the movement’s funds.
    The European Youth Campaign, an arm of the European Movement, was wholly funded and controlled by Washington. The Belgian director, Baron Boel, received monthly payments into a special account. When the head of the European Movement, Polish-born Joseph Retinger, bridled at this degree of American control and tried to raise money in Europe, he was quickly reprimanded.
    The leaders of the European Movement – Retinger, the visionary Robert Schuman and the former Belgian prime minister Paul-Henri Spaak – were all treated as hired hands by their American sponsors. The US role was handled as a covert operation. ACUE’s funding came from the Ford and Rockefeller foundations as well as business groups with close ties to the US government.
    The head of the Ford Foundation, ex-OSS officer Paul Hoffman, doubled as head of ACUE in the late Fifties. The State Department also played a role. A memo from the European section, dated June 11, 1965, advises the vice-president of the European Economic Community, Robert Marjolin, to pursue monetary union by stealth.
    It recommends suppressing debate until the point at which « adoption of such proposals would become virtually inescapable ».

    http://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/europe/1356047/Euro-federalists-financed-by-US-spy-chiefs.html

    • @ Bruno Adrie : en fait, le phénomène est plus général que le projet européen : tout ce qui était anticommuniste dans les années 1950-60 (par exemple une certaine forme de musique contemporaine) avait la possibilité d’être financé directement ou indirectement par des fonds américains, plus ou moins directement liés à l’État américain. Ce financement n’empêche pas le fait que les acteurs européens avaient eu aussi leur agenda, simplement ils étaient aidés par les fonds américains.

  3. J’aime bien La logique de l’action collective de Mancur olson et l’Introduction au système monde d’Immanuel wallerstein qui expliquent bien la dynamique naturelle vers les oligopoles. Merci pour ce billet.

  4. « Comment rendre compte du fait que tout cela se produit largement par inadvertance, tout au moins au regard des bureaucrates européens ici interrogés (qui semblent bien se méfier d’être dupes des plus gros acteurs, mais le sont quand même au final), soit en large opposition avec l’idéologie officielle de la « concurrence libre et non faussée »? » . Cela ressemble fort à l’hypothèse Frankenstein, dont tu as la paternité depuis mon jury de thèse, et qu’on essaye de travailler avec G. Gourgues depuis. En langage conceptuel, on pourrait mobiliser le concept d »effets inattendus » du neo-institutionnalisme, historique ou celui de mis-perceptions des négociateurs pendant les processus de réformes. Aussi, il y a-t-il un volet monétaire dans cet ouvrage?

    • @ clementfontan: oui c’est sûr qu’on retrouve des choses assez classiques dans la plupart des situations européennes contemporaines. Personne n’a tellement voulu ce résultat, qui finit par contredire les prémisses qu’on s’était données. Par contre, je suis désolé, le livre, fondé sur une enquête faite en 2009-2011 d’après la date de la plupart des entretiens, parle très peu du secteur bancaire et financier, et encore moins de ta chère BCE. C’est d’ailleurs un enseignement de l’ouvrage que de montrer que, du point de vue quantitatif, les secteurs bancaires et financiers ne sont pas parmi les acteurs privés les plus présents à Bruxelles. Ils le sont, mais moins que nous pourrions l’imaginer. Eh oui, il n’y a pas que la finance dans la vie! En fait, ce sont plutôt les gros méchants pollueurs de nos poumons, de nos aliments et de la Terre nourricière qui sont les rois de la fête bruxelloise.

  5. Je ne comprends pas bien pourquoi il faudrait se braquer sur le nombre d’entreprises concurrentes dans un secteur. Ce qui m’inquiète bien plus c’est l’oligopole capitalistique des personnes. Derrière les entreprises capitalistes, il y a des capitalistes. Et le capital mondial est très concentré. Là où vous voyez 100 multinationales, il n’y en a en fait souvent que 10 personnes détentrices du pouvoir décisionnel (et il ne s’agit pas du PDG, mais de l’actionnaire principal qui est toujours derrière une multitude d’autres sociétés écran).
    Du point de vue politique, il est plus important de savoir qu’un secteur économique dépend entièrement de quelques personnes que de se tracasser de la concurrence entre entreprises. Car cette concurrence ne peut qu’être illusoire si le capital de ces entreprises supposées concurrentes est en concentré dans les mêmes mains.
    Bref, le point clé d’action de l’UE (tout comme ailleurs) sur la concentration capitalistique est dans la fiscalité, pas dans les normes imposées aux produits. C’est la fiscalité anti-monopolistique (des capitaux) que l’UE est en train de détruire depuis des décennies en mettant en concurrence les fiscalités nationales.
    Derrière les banques et les industries polluantes, il y a les mêmes personnes (souvent, des familles). Et elles deviennent de plus en plus puissantes. Et c’est pas à cause des normes de l’UE (même si ça y participe aussi).

    • @MonPseudo : cet aspect de actionnaires propriétaires est peu ou pas abordé dans le livre, sinon du fait que l’auteur souligne que les « courtiers du capitalisme » ne sont justement pas les capitalistes, ils n’en sont que les outils. Mais ces derniers sont plutôt identifiés ici avec les grands chefs d’entreprise plus qu’avec les actionnaires. Il n’est pas question non plus ici du rôle des grands fonds de placement internationaux. Pour ce qui est de la fiscalité des personnes les plus riches, vous avez raison, mais cette question prend tout de suite une allure mondiale, où les régulations de l’Union européenne ne sont qu’une partie de l’équation.
      Par contre, à mon avis, la taille des entreprises et leurs poids relatifs sur un marché jouent énormément sur la capacité de ces dernières à « capturer le régulateur » ou non – ce qui est bien la question traitée ici. En soi, c’est un problème, même si l’actionnariat était public (comme ce fut le cas pour les anciens monopoles nationaux).

      • @bouillaud: la question de la fiscalité n’est pas essentiellement mondiale, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire. Elle est avant tout nationale. Du moins, elle est nationale pour les pays ne faisant pas partie de facto d’une zone fiscale plus large que celle des frontières nationales (comme c’est malheureusement le cas des pays de l’UE). Mais là encore, si ces pays se sont engagés dans une zone fiscale plus large en abandonnant (de facto) leur « souveraineté fiscale », c’est volontairement (et essentiellement contre la volonté de leur population).
        Et, même en étant dans l’UE, rien n’empêche une fiscalité fortement redistributrice, comme le montre la Suède ou le Danemark (même si leur fiscalité n’est plus là non plus ce qu’elle était). Le problème des exils fiscaux des milliardaires est relativement minime (et serait très pénalisant pour ceux qui font leur argent dans leur pays, si des règles strictes étaient respectées comme la vérification du nombre de jours effectivement passés dans l’un ou l’autre pays).
        Bref, large débat, mais le souci principal, c’est la prise de pouvoir complète des capitalistes au niveau national. Tout découle de là.

        Concernant la « capture du régulateur », oui, ok, mais désolé je ne vois pas l’intérêt de la chose. Ce n’est pas bien nouveau. Vous croyez que Peugeot ou Dassault ne faisaient pas déjà la pluie et le beau temps auprès des régulateurs nationaux français d’antan? (et Volkswagen en Allemagne, etc.) L’étude nous apprend-elle que les gros employeurs d’une zone économique sont protégés par le régulateur de la dite zone? En voilà une découverte! Et l’UE n’a rien changé sur la question (sauf peut-être qu’ils sont devenus aussi hypocrites que les USA avec leur pseudo-libéralisme économique).

  6. @ MonPseudo : en fait, la fraude et l’évasion fiscale sont effectivement permises par les laxismes nationaux, mais plus on est riche plus on échappe aux règles communes. Le petit évadé fiscal ira dans le pays d’à côté, le gros évadé fiscal aura les moyens d’aller à l’autre bout de la planète. Cela aiderait déjà que les pays européens (ou occidentaux) se coordonnent sur ce point, mais il resterait des fuites fiscales dans le reste du monde, d’où l’idée d’un Piketty d’un impôt mondial sur le capital.

    Pour ce qui est de l’ouvrage de S. Laurens, en un sens, vous avez raison, ce qu’il décrit ne constitue pas un scoop, mais c’est la question de la preuve et des mécanismes qu’il décrit. Il donne des preuve concrètes de cette interaction privilégiée grandes firmes/bureaucraties, et il montre comment les individus font aller à bonne fin cette coopération. Il est vrai que les économistes du « public choice » se contentent d’observer les résultats économiques de ces institutions, et ne vont pas chercher ces preuves-là. En fait, le discours de S. Laurens ne prend sens que parce que l’Union européenne prétend être le paradis de la concurrence libre et non faussée, toujours favorables aux intérêts des consommateurs que nous sommes. Vu depuis la critique sociale des années 1970, ce que décrit Laurens, ce n’est pas un scoop, et d’ailleurs S. Laurens dit lui-même que des auteurs savaient ces choses à l’époque et le disaient pour l’Europe (et les pays membres) de ces années-là, mais que ces idées se sont perdues en route en faveur d’une vision institutionnelle, apolitique et a-économique de l’intégration européenne. Il faut donc re-prouver ce qui le fut jadis! C’est certain, cela fait partie du travail si particulier des sciences sociales où rien n’est jamais acquis (surtout ce qui dérange les pouvoirs établis dans leurs hypocrisies).

  7. @bouillaud: « le gros évadé fiscal aura les moyens d’aller à l’autre bout de la planète »

    Désolé d’insister avec lourdeur, mais non je ne suis pas d’accord. Il ne peut s’exiler que si on lui facilite la chose. D’une part, les exilés fiscaux passent le plus clair de leur temps au pays d’origine pour la simple raison que c’est là qu’est souvent leur source de revenu. D’autre part, on leur permet d’évader leurs capitaux. Et tout ça se décide (ou ne se décide pas) au niveau national. C’est la volonté politique qui manque. Et vous pensez bien que si elle manque au niveau national, vouloir le faire au niveau mondial, c’est comme prier Dieu de ressusciter les morts parce qu’on n’arrive pas à s’arrêter de fumer. C’est juste une fuite face à la réalité (d’une impuissance). Qui peut le plus peut le moins. Qui ne peut pas le moins, ne peut pas le plus. Simple logique. Et tout ceci vaut d’ailleurs aussi pour le cirque écologique avec les Kyoto-ceci et Paris-cela.

    Bon, ok pour la nécessité de devoir re-prouver. Ce n’est peut-être pas une évidence pour tout le monde (ce qui m’étonne un peu quand même).

    • @MonPseudo : pour aller dans votre sens, il se trouve que les États-Unis essayent d’imposer tous les Américains où qu’ils vivent dans le monde. La volonté politique nationale peut donc beaucoup, et c’est déjà un début très important, mais elle ne peut pas tout, surtout dans l’Union européenne, où l’optimisation fiscale des entreprises et des particuliers a fait partie pendant des décennies des avantages acquis de l’européanisation.

  8. Merci pour cette riche note de lecture.
    J’ai relevé une petite coquille : « comme le montrent les chiffres compilés l’auteur » (par).

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