Notre (ex-)ami le satrape (VII)

Et voilà le Rubicon a été franchi. Contrairement à ce que je voyais se profiler la semaine dernière au fil des journées et des heures à mesure que les forces fidèles au tyran reprenaient le dessus, une réaction de la « communauté internationale » a eu lieu in extremis. Vote vendredi 18 mars 2011 d’une résolution du Conseil de sécurité, qui obtient une majorité et qui échappe à l’exercice du droit de veto d’un membre permanent. Réunion samedi dernier 19 mars à l’Élysée des différentes instances (Etats et organisations internationales) intéressées à sa mise en application. Mise en œuvre de la force aérienne dès la fin de l’après-midi du samedi. Tout ce que j’ai pu lire dans la presse européenne tend à prouver que ces bombardements ont évité la prise de Benghazi à quelques heures prés.

Sur l’interprétation à chaud de cet événement, je ne crois guère à une explication par un complot franco-anglais (surtout français en fait) pour mettre la main sur le pétrole de la Libye. Certains responsables italiens y recourent pourtant (craignant pour les concessions pétrolières de l’ENI). Dans ce genre d’explications par l’accès au pétrole (ou à des matières premières vitales), les guerres récentes (Irak 1991,  Afghanistan 2001, Irak 2003) me semblent plutôt indiquer que l’absence de conflit aurait été bien plus simple et rentable au final du point de vue de l’acheteur de ces ressources que le conflit.  Dans le cas présent,  un satrape revenu solidement au pouvoir après une insurrection écrasée à l’ancienne aurait été une bien meilleure option du point de l’acheteur de pétrole. Je ne crois guère par contre non plus à la vertu humanitaire de la « communauté internationale » des Etats. Je privilégierais plutôt comme explication une double clé de lecture :

– une erreur initiale de jugement de la part des dirigeants occidentaux, qui ont cru (sur la foi de quelles informations? est-ce simplement pour suivre l’enthousiasme médiatique sur le « Printemps arabe »? ) que le satrape allait tomber dans l’heure, et qui les a amenés à mon sens à se lier les mains en tenant des propos bien trop définitifs à son égard. C’est là souvent une stratégie typique pour impressionner un adversaire que de brûler ses vaisseaux pour montrer sa détermination. Une partie de la communauté internationale l’a fait sans bien se rendre compte qu’elle se mettait dans cette situation, croyant simplement entériner un fait déjà presque accompli et venir au secours d’une insurrection populaire sur le point d’être victorieuse.

– puis, face à la résistance des forces loyales au satrape, et à leur contre-offensive, une décision de certains (la France, la Grande-Bretagne, puis les Etats-Unis) de ne pas perdre la face en laissant celui qu’on donnait pour perdu reprendre tout son bien vite fait bien fait.

Maintenant, la mise a été doublée : soit le satrape tombe, et les pays en pointe dans l’action militaire, comme la France, en profitent pour réaffirmer leur prestige international; soit le satrape réussit à manœuvrer encore, à jouer des divisions de la « communauté internationale », etc., et cela peut finir comme l’expédition de Suez en 1956 par une perte de statut des plus offensifs parmi les ex-amis du satrape.

Quant à l’Union européenne, on peut avoir deux visions de sa situation. Le première classique serait de souligner que la politique étrangère de l’Union européenne est bel et bien morte dans les sables libyens il y a quelques jours, et qu’elle n’est décidément qu’un spectre (voir les propos de Daniel Vernet). Il y a toujours 27 politiques étrangères dans l’Union européenne, malgré les institutions (Traité de Lisbonne) et les propos unitaires de façade (déclarations des sommets européens). Il n’y a pas non plus de capacités militaires propres de l’UE pour appuyer la dite politique étrangère de l’UE. Pourquoi d’ailleurs en discuter encore? A cette version classique, on peut opposer la version inverse qui voudrait que, dans le fond, grâce à ses divisions entre Etats membres sur tous les grands sujets, l’UE ne met jamais tous ces œufs dans  le même panier. En 2003, pour la guerre d’Irak, une fracture nette était apparue entre « Vieille Europe » et « Nouvelle Europe »; le fil des événements a donné raison à la « Vieille Europe ». Dans le cas présent, une ligne de fracture apparait, qu’on pourrait qualifier de  fracture entre les « Munichois » d’une part, et les « Va-t-en guerre » d’autre part. Du coup, on pourrait dire que, quoiqu’il arrive à la fin, un des deux camps européens sera gagnant : si le satrape se maintient, les poules mouillées se feront une joie de l’aider à se réintégrer dans la communauté internationale; si le satrape tombe, les téméraires ramasseront la mise. Pour que l’Union européenne soit gagnante à tous les coups, il faut et il suffit juste que une divergence en matière de politique étrangère ne déborde jamais sur les bonnes relations quotidiennes entre pays européens. C’est peut-être cela la nouveauté de l’Union européenne comme forme politique. (Il est d’ailleurs frappant qu’au même moment, où l’on diverge sur la Libye, on semble en voie de s’accorder sur les affaires économiques et monétaires.) Je ne croyais pas trop à cette seconde voie d’explication, mais je commence à avoir besoin d’y croire pour ne pas désespérer de l’Europe.

Une dernière chose : il faut noter la vitesse avec laquelle la question du coût financier de l’intervention aérienne a été évoqué dans la presse française.

4 réponses à “Notre (ex-)ami le satrape (VII)

  1. (Il y a une erreur dans les dates du premier paragraphe: c’est les 18 et 19 mars, et non les 25 et 26. [oui, j’ai corrigé. CB])

    Je ne crois pas non plus à la « vertu humanitaire de la communauté internationale », et il faudrait être naïf pour croire que la problématique des droits de l’Homme est le seul ressort des relations internationales, quand on voit la non-intervention dans certains conflits qui posent pourtant problème sur le plan humanitaire. Néanmoins, je maintiens que le problème des Droits de l’Homme a joué un rôle important dans la décision de l’ONU.

    Schématiquement, je dirais que:
    – les opinions publiques occidentales (peut-être en particulier en France et en Grande-Bretagne, du fait du passé colonial) sont très intéressées par le printemps arabe (plus que par d’autres conflits);
    – Kadhafi est perçu, dans ces mêmes opinions publiques, comme étant un fou-sadique, cruel et dangereux qui aurait fait un massacre à Benghazi;
    – puisque les dirigeants des pays occidentaux se préoccupent de leur opinion publique (ne serait-ce que pour des raisons électorales), ils ont jugé que c’était plus intéressant pour eux-mêmes d’intervenir en Libye (ajoutons pour Sarkozy que cela rattrape à nos yeux le manque d’humanité de MAM).

    Exemple typique: la Norvège, que j’aurais du mal à qualifier de va-t’en-guerre.

    En gros, les Droits de l’Homme ont au moins joué un rôle par l’intermédiaire des opinions publiques (pour être plus extensif, je dirais même que si les pays tels que l’Arabie Saoudite, la Chine ou la Russie ont admis une intervention, c’est peut-être en partie à cause, de façon également indirecte, de la problématique des Droits de l’Homme).

  2. @ champagne : merci de votre correction de dates.

    Sur le poids des opinions publiques, je suis à la fois d’accord et partagé. Du point de vue des éditorialistes et autres faiseurs d’opinion, il existe sans doute des activistes des Droits de l’Homme, genre BHL, mais il existe aussi des voix critiques (et, sans doute, si le conflit s’embourbe, elles vont se multiplier). Plus spécifiquement, le soutien en France de l’opinion au « Printemps arabe » est mitigé; il n’y a pas eu de grandes manifestations de rue pour appeler le gouvernement français à faire quelque chose, ni même une grande pétition. Par comparaison à ce qui s’est passé au début des années 1990, à propos de la Croatie et de la Bosnie, j’ai plutôt le sentiment d’une certaine atonie (indifférence?) de l’opinion organisée (il est vrai qu’il y a sans doute bien peu de Libyens en France). Par ailleurs, j’ai même vu qu’un sondage présentait les Français comme plus inquiets qu’autre chose. Quand je lis sous des plumes étrangères (allemandes ou italiennes) que Nicolas Sarkozy agirait ainsi pour reconquérir l’opinion publique française, j’ai quelques doutes : il faudrait vraiment que cela soit un triomphe, pour que cela lui profite. En plus, est-ce que ce genre d’action est propre à séduire son électorat traditionnel? J’en doute. En même temps, il semble qu’en Allemagne, une partie de la presse et une majorité de l’opinion publique soit en désaccord avec l’attitude attentiste du gouvernement.
    Quoiqu’il en soit, la présentation de soi des Occidentaux face à l’opinion mondiale et à leurs propres opinions respectives comme parangons des Droits de l’Homme a certainement joué un rôle majeur.

  3. S’il n’y a pas eu de manifestations ou de pétitions, c’est peut-être parce que les partisans de l’intervention de la « communauté internationale » auraient bien eu du mal à reprocher quelque chose à Sarkozy. Alors qu’à propos de la Croatie et de la Bosnie, on pouvait reprocher à la France de freiner l’intervention (si je suis bien renseigné sur cette période), cette fois-ci la France était le fer de lance de l’intervention. On pouvait donc reprocher quelque chose à l’UE, à l’ONU, mais difficilement à Sarkozy ou à Juppé. C’était la même chose avec l’Irak: il n’y a pas eu de manifestation en 2003, car Chirac-Villepin avaient un discours correspondant à la volonté du plus grand nombre.

    De plus, l’ONU a pris une décision en un temps record (d’ailleurs, je m’étonne qu’on reproche à l’ONU d’avoir tardé, alors que je n’ai jamais vu une institution internationale aller aussi vite sur une décision d’une telle ampleur), et, pour mobiliser les citoyens, il aurait fallu un peu plus de temps…

    A propos de l’atonie ou de l’indifférence des Français sur la question, je vais essayer de ne pas prendre mon cas pour une généralité. Mais je me rappelle tout de même d’une chronique d’il y a un peu moins de 15 jours sur France Culture, où la journaliste déclarait que la catastrophe nucléaire au Japon allait sans doute reléguer la Libye au second plan dans les médias (tout comme cela avait été le cas pour la Côte d’Ivoire). Depuis cette chronique, la Libye est quand même revenue au centre de la scène, et on en parle à nouveau comme premier sujet (même si ces choses-là changent vite). D’une manière générale, je trouve (et j’apprécie) qu’on parle beaucoup du Printemps arabe dans les médias.

  4. @ champagne : vous avez raison pour le positionnement du pouvoir politique français.

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