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Guerre, apartheid, indignité nationale.

En politique, les mots importent.

Et ces derniers jours, ce fut un festival de mots.

Selon ce que j’ai cru comprendre du discours de Manuel Valls devant les députés, la France est en guerre contre le djihadisme. En même temps, quel scoop! Sauf grave erreur de ma part, la France a participé à des opérations militaires en Afghanistan depuis une bonne grosse décennie. Je crois d’ailleurs avoir lu quelque part que la mission qui s’achève là-bas serait l’une des plus longues missions sur un théâtre extérieur de l’armée française. Qui combattait-on là-bas, sinon les djihadistes locaux, les sympathiques « talibans »? Idem pour l’intervention au sol au Mali, ou aérienne en Irak. Le vrai scoop, c’est qu’il faut des attentats sur le sol métropolitain pour que les autorités politiques soulignent solennellement devant le Parlement que nous le sommes, en guerre. Et en même temps, ce qui devrait fasciner, c’est que, contrairement à une guerre ordinaire, le présent gouvernement ne prend pas les mesures budgétaires qui s’imposeraient logiquement vu la situation telle qu’il la définit lui-même. On augmentera certes le budget de la police, du renseignement intérieur, de la justice, mais on se contentera simplement de moins réduire les effectifs du Ministère de la Défense que prévu. On reste donc dans l’optique, un peu bizarre tout de même pour un pays en guerre, qu’une armée toujours plus petite pourra remplir plus de missions. C’est là une incohérence familière entre le discours politique et la politique publique suivie. Elle traduit sans doute l’incapacité du gouvernement à assumer  son choix d’une solution militaire au djihadisme au regard des contraintes budgétaires européennes. Bref, quand on se trouve en guerre, on vote derechef  les crédits de guerre, on ne songe pas à respecter en plus les critères de Maastricht, et sus à l’ennemi! Ou alors, ne serait-ce pas qu’on utilise un peu les mots à tort et à travers? Et on s’étonnera ensuite que l’on s’enlise dans un combat de longue haleine.

Ensuite, il parait, toujours selon le Premier Ministre, que la France connaît une situation d’apartheid. Nicolas Sarkozy, l’ancien maire de Neuilly, a trouvé une telle déclaration honteuse. Mais là encore quel scoop! Qu’il y ait des « beaux quartiers » et des « banlieues pourries », la sociologie urbaine en parle, avec bien plus de subtilité et de distinguo que je ne peux le faire ici, depuis des lustres. La fameuse « politique de la ville », inventée au début des années 1980 par la gauche au pouvoir, partait justement de cette prémisse qu’il existait des inégalités de conditions de vie éminemment liées à l’espace urbain. L’usage du terme d’apartheid pour rendre compte de ce phénomène et de ses conséquences me parait toutefois quelque peu exaspérant. L’apartheid, le « développement séparé » prôné par les gouvernements racistes d’Afrique du Sud entre 1948 et 1994, prenait des formes légales bien précises. C’était une politique publique de l’État sud-africain, longtemps soutenue  par le vote de la majorité blanche la seule autorisée à voter (tout au moins au début). En France, c’est le contraire : tous les gouvernements depuis 1981 ont affirmé vouloir mener une politique destinée à limiter la ségrégation spatiale des groupes sociaux ou à contrer ses effets sur le destin des individus, justement à travers la « politique de la ville », les « missions locales pour l’emploi », les « ZEP », la « mixité sociale », les « zones franches », etc. On admettra facilement – chiffres à l’appui – que les résultats de tout cela n’ont pas vraiment été à la hauteur des attentes affichées ou que les choix faits – par exemple la priorité très souvent donnée au bâti – l’ont été en dépit du bon sens, mais il reste que ce n’était  l’objectif promu publiquement par aucun gouvernement depuis 1981 que de séparer les gens selon la race comme en Afrique du Sud entre 1948 et 1994. C’est un échec certes que ce développement d’inégalités sociales spatialisées  depuis les années 1970 en France, mais cela se retrouve dans la plupart des sociétés post-industrielles au croisement des logiques de désindustrialisation et des choix résidentiels des classes moyennes et supérieures. De manière tragique, l’Afrique du sud d’après 1994, post-apartheid, connait d’ailleurs les mêmes phénomènes sans qu’il n’y ait plus aucune contrainte légale sur le choix de l’habitat par les uns et les autres. Si l’État français veut éviter la poursuite de ce phénomène, il lui faudra bien plus qu’une simple refonte des dispositifs existants, il lui faudra réfléchir sérieusement, d’une part, au marché de l’emploi de l’époque post-industrielle, et, d’autre part, aux mécanismes pouvant influer sur les choix résidentiels des classes moyennes et supérieures. Et, si j’ose dire, pour l’instant, c’est pas gagné.

Enfin, le retour de « l’indignité nationale ». J’aime bien personnellement, par goût de l’histoire de France, ce terme qui fleure bon l’après second-guerre mondiale, ce moment où les « collabos » en prennent pour leur grade. Si j’ai bien compris, il s’agirait donc de fleurir la boutonnière de nos braves djihadistes français de ce signe officiel d’opprobre qu’on ressortirait pour l’occasion des musées. Faute de pouvoir les déchoir de leur nationalité française, nous leur enlèverions l’honneur qui va avec. Autant je puisse concevoir que cela ait pu chagriner un membre de la Milice – et encore pourvu qu’il ait été embrigadé par idéologie nationaliste – que de se voir ainsi désigné à la cantonade comme un « mauvais Français », autant je trouve cela plutôt comique pour un djihadiste se revendiquant d’une cause universaliste qui nie l’idée même de nation ou de patrie. Je comprends bien l’envie d’exécution symbolique que recèle ce terme d’indignité nationale, mais les exécutés risquent eux d’y voir un titre de gloire. On pourrait écrire un sketch à ce sujet entre djihadistes emprisonnés avec l’un de ces derniers qui se plaindrait de ne pas être avoir été déclaré « indigne » malgré l’ampleur de ses forfaits, et qui écrirait du coup une lettre au Président de la République pour se plaindre de cette vexation à son égard en s’inventant quelques crimes supplémentaires.

 Ps. L’entretien avec l’historienne Anne Simonin avec le Monde, que m’a signalé un lecteur assidu du blog, explique bien ce qu’était cette peine d’indignité nationale et la difficulté à la transposer dans le contexte juridique actuel marqué par les Droits de l’Homme. Un peu comme les galères ou le bagne en somme. On ne sait plus rire dans ce pays.

« Les cons, ça ose tout »…ou V. Poutine?

A quoi diable sert donc la science politique? C’est une question que je me pose parfois. En tout cas, pas à prévoir collectivement l’avenir, même proche, semble-t-il.

En effet, les réponses à un sondage en date des 24/27 février 2014 aux États-Unis auprès de spécialistes universitaires des relations internationales par le projet TRIP  (Teaching, Research & International Policy) de l’Université William & Mary donnent entre autres un résultat collectivement très décevant (pour la science politique) : sur les 908 répondants (sur 3000 personnes sollicitées pour le faire), à la question de savoir si les forces militaires russes allaient intervenir dans la crise ukrainienne, posée donc quelques jours avant l’intervention effective de ces dernières en Crimée, seulement 14% des répondants répondent qu’il y aura une intervention, 57% qu’il n’y en aura pas, et 29% admettent ne pas savoir à quoi s’en tenir sur ce point du questionnaire (voir la question 7). Les résultats ont été diffusés et commentés par le site Foreign Policy, qui fait remarquer l’erreur collective de perception. Par ailleurs, Erik Voeten sur le blog Monkey Cage essaye de comprendre si l’une des approches théoriques dominantes en relations internationales, l’une des spécialisations possibles, l’un des statuts, etc. mène plus qu’une autre à se tromper ou à voir juste.  Il semble que le fait d’être théoriquement un « libéral » ou un « constructiviste » (au sens des RI) ou bien d’occuper un poste dans une institution prestigieuse tend à augmenter l’erreur de perception. Cependant, pour ma part, j’aurais tendance à penser que les différences qu’il repère ne sont pas aussi surprenantes que le fait même que quelque que soit le sous-groupe qu’il constitue, l’erreur de perception reste largement majoritaire.

Pour ma part, je ne suis aucunement spécialiste de la Russie ou des relations internationales, mais je ne me sens aucunement surpris par les choix de Vladimir Poutine. Il suffisait de suivre au jour le jour l’actualité du personnage depuis 1999 pour se rendre compte à qui l’on se trouve avoir affaire.

Qui a en effet succédé à Boris Elstine à la Présidence de la Fédération de Russie dans des circonstances pour le moins troubles, dignes du meilleur scénario complotiste?

Qui a réglé le problème de la Tchétchénie de la façon que l’on sait et en annonçant d’ailleurs avec quelque vulgarité qu’il procéderait ainsi?

Qui a rétabli la « verticale du pouvoir » en Russie?

Qui  a construit une belle « démocratie Potemkine »?

Qui a réussi à contourner l’interdiction constitutionnelle de se maintenir indéfiniment au pouvoir?

Qui a convaincu la communauté sportive internationale d’organiser des Jeux olympiques d’hiver dans un lieu comme Sotchi, cher par ailleurs au camarade S.?

Qui a réprimé l’opposition russe au point de la réduire à l’impuissance?

Qui a truqué les derniers scrutins pour améliorer son score déjà confortable?

Qui a augmenté les dépenses militaires de la Fédération de Russie ces dernières années?

Qui a envahi un petit pays de l’ex-URSS qui avait eu le malheur de lui chercher (un peu) noise pour des provinces séparatistes que ce dernier cherchait à récupérer?

Et surtout, qui soutient depuis 2011 indéfectiblement de son aide militaire un dictateur moyen-oriental et ses partisans  prêts à commettre autant de crimes contre l’humanité que nécessaires pour se maintenir au pouvoir?

On pourrait multiplier les exemples.

A très court terme, l’erreur collective de perception des collègues américains me parait d’autant plus étonnante que la concomitance entre les Jeux olympiques de Sotchi et les protestations en Ukraine ne pouvait qu’être ressentie par V. Poutine comme un affront, ou, sans doute, comme un complot occidental, cela d’autant plus qu’il avait fait preuve de clémence pour les deux « Pussy Riot » libérées peu avant les Jeux et pour son ennemi oligarque, justement pour permettre qu’ils se passent au mieux. Pour qui suivait la situation, même de loin et du coin de l’œil, tout laissait donc présager une réaction  de sa part. Quant à moi, je suis presque étonné de sa retenue, et que ses troupes ne soient pas déjà dans les rues de Kiev pour rétablir la légalité soviétique  ukrainienne.

Ce qui arrive actuellement en Crimée et en Ukraine ne devrait donc une surprise pour personne. Que peut-on attendre d’autre d’un ancien du KGB, voulant rétablir la puissance de la Russie en créant une Union eurasiatique? Évidemment, la Russie a énormément à perdre à s’engager dans un conflit avec le monde occidental (et inversement), mais ce n’est pas une raison pour qu’un leader comme V. Poutine ne le fasse pas. « Les cons, ça ose tout, et c’est à cela qu’on les reconnait. » A mon avis,  il y a dans tout cela un refus de voir que l’irrationnel (pour être plus policé que dans ma citation de Michel Audiard) existe bel et bien en politique, et qu’on se retrouve mutatis mutandis en 2013 avec exactement les mêmes personnages que dans une tragédie shakespearienne ou que dans la première partie du XXème siècle.

J’ai donc peur que nous n’ayons encore rien vu. Il va falloir jouer que les dirigeants occidentaux jouent très, très, très finement s’ils veulent éviter d’avoir une guerre sur les bras.

(Bon, en même temps, une guerre longue avec la Russie permettra de résoudre les problèmes de chômage des jeunes et de sous-emploi de notre appareil productif…  et une guerre courte et joyeuse résoudra tous nos problèmes.  En espérant de tout mon cœur me tromper moi aussi.)

Notre (ex-)ami le satrape (VII)

Et voilà le Rubicon a été franchi. Contrairement à ce que je voyais se profiler la semaine dernière au fil des journées et des heures à mesure que les forces fidèles au tyran reprenaient le dessus, une réaction de la « communauté internationale » a eu lieu in extremis. Vote vendredi 18 mars 2011 d’une résolution du Conseil de sécurité, qui obtient une majorité et qui échappe à l’exercice du droit de veto d’un membre permanent. Réunion samedi dernier 19 mars à l’Élysée des différentes instances (Etats et organisations internationales) intéressées à sa mise en application. Mise en œuvre de la force aérienne dès la fin de l’après-midi du samedi. Tout ce que j’ai pu lire dans la presse européenne tend à prouver que ces bombardements ont évité la prise de Benghazi à quelques heures prés.

Sur l’interprétation à chaud de cet événement, je ne crois guère à une explication par un complot franco-anglais (surtout français en fait) pour mettre la main sur le pétrole de la Libye. Certains responsables italiens y recourent pourtant (craignant pour les concessions pétrolières de l’ENI). Dans ce genre d’explications par l’accès au pétrole (ou à des matières premières vitales), les guerres récentes (Irak 1991,  Afghanistan 2001, Irak 2003) me semblent plutôt indiquer que l’absence de conflit aurait été bien plus simple et rentable au final du point de vue de l’acheteur de ces ressources que le conflit.  Dans le cas présent,  un satrape revenu solidement au pouvoir après une insurrection écrasée à l’ancienne aurait été une bien meilleure option du point de l’acheteur de pétrole. Je ne crois guère par contre non plus à la vertu humanitaire de la « communauté internationale » des Etats. Je privilégierais plutôt comme explication une double clé de lecture :

– une erreur initiale de jugement de la part des dirigeants occidentaux, qui ont cru (sur la foi de quelles informations? est-ce simplement pour suivre l’enthousiasme médiatique sur le « Printemps arabe »? ) que le satrape allait tomber dans l’heure, et qui les a amenés à mon sens à se lier les mains en tenant des propos bien trop définitifs à son égard. C’est là souvent une stratégie typique pour impressionner un adversaire que de brûler ses vaisseaux pour montrer sa détermination. Une partie de la communauté internationale l’a fait sans bien se rendre compte qu’elle se mettait dans cette situation, croyant simplement entériner un fait déjà presque accompli et venir au secours d’une insurrection populaire sur le point d’être victorieuse.

– puis, face à la résistance des forces loyales au satrape, et à leur contre-offensive, une décision de certains (la France, la Grande-Bretagne, puis les Etats-Unis) de ne pas perdre la face en laissant celui qu’on donnait pour perdu reprendre tout son bien vite fait bien fait.

Maintenant, la mise a été doublée : soit le satrape tombe, et les pays en pointe dans l’action militaire, comme la France, en profitent pour réaffirmer leur prestige international; soit le satrape réussit à manœuvrer encore, à jouer des divisions de la « communauté internationale », etc., et cela peut finir comme l’expédition de Suez en 1956 par une perte de statut des plus offensifs parmi les ex-amis du satrape.

Quant à l’Union européenne, on peut avoir deux visions de sa situation. Le première classique serait de souligner que la politique étrangère de l’Union européenne est bel et bien morte dans les sables libyens il y a quelques jours, et qu’elle n’est décidément qu’un spectre (voir les propos de Daniel Vernet). Il y a toujours 27 politiques étrangères dans l’Union européenne, malgré les institutions (Traité de Lisbonne) et les propos unitaires de façade (déclarations des sommets européens). Il n’y a pas non plus de capacités militaires propres de l’UE pour appuyer la dite politique étrangère de l’UE. Pourquoi d’ailleurs en discuter encore? A cette version classique, on peut opposer la version inverse qui voudrait que, dans le fond, grâce à ses divisions entre Etats membres sur tous les grands sujets, l’UE ne met jamais tous ces œufs dans  le même panier. En 2003, pour la guerre d’Irak, une fracture nette était apparue entre « Vieille Europe » et « Nouvelle Europe »; le fil des événements a donné raison à la « Vieille Europe ». Dans le cas présent, une ligne de fracture apparait, qu’on pourrait qualifier de  fracture entre les « Munichois » d’une part, et les « Va-t-en guerre » d’autre part. Du coup, on pourrait dire que, quoiqu’il arrive à la fin, un des deux camps européens sera gagnant : si le satrape se maintient, les poules mouillées se feront une joie de l’aider à se réintégrer dans la communauté internationale; si le satrape tombe, les téméraires ramasseront la mise. Pour que l’Union européenne soit gagnante à tous les coups, il faut et il suffit juste que une divergence en matière de politique étrangère ne déborde jamais sur les bonnes relations quotidiennes entre pays européens. C’est peut-être cela la nouveauté de l’Union européenne comme forme politique. (Il est d’ailleurs frappant qu’au même moment, où l’on diverge sur la Libye, on semble en voie de s’accorder sur les affaires économiques et monétaires.) Je ne croyais pas trop à cette seconde voie d’explication, mais je commence à avoir besoin d’y croire pour ne pas désespérer de l’Europe.

Une dernière chose : il faut noter la vitesse avec laquelle la question du coût financier de l’intervention aérienne a été évoqué dans la presse française.